L'année 1898 : Y a-t-il une affaire Dreyfus à La Seyne ?
1898: L'affaire Dreyfus atteint son paroxysme. L'année s'ouvre sur un formidable coup de tonnerre. Le 13 janvier, deux jours à peine après l'acquittement d'Esterhazy contre qui pèse pourtant les plus lourdes charges d'espionnage au profit de l'Allemagne, Emile Zola publie dans le journal L'Aurore son fameux " J'accuse ". L'article de Zola ouvre sur une année où se sont succédés coups de théâtre, arrestations, suicides, chutes de ministères et cela dans un climat de guerre civile nourri d'un violent antisémitisme.Les élections législatives de mai ne font rien pour calmer cette fièvre, bien au contraire. Comme l'a écrit Pierre Birnbaum dans son récent livre Le moment antisémite. Un tour de France en 1898 : " La société française s'abandonne largement, de manière ouverte ou plus feutrée à un antisémitisme multiforme " .
Dès le 14 janvier, les étudiants de la faculté de droit de Paris descendent le boulevard Saint Michel en criant " A bas Zola ! Mort aux juifs ". Le 16, lors de l'imposante cérémonie en l'honneur du départ à la retraite du général Saussier, gouverneur de Paris, la foule crie : " Vive l'armée ! A bas les juifs ! ". Le même soir, un immense meeting nationaliste et antisémite est organisé au " Tivoli-Halle ". Des milliers de personnes sont présentes pour protester contre " les agissements de la juiverie internationale ". A la sortie des bagarres éclatent. Des groupes nationalistes se dirigent vers le quartier juif et saccagent des boutiques.
La vague antisémite s'étend rapidement à la France entière et hors de la métropole: l'Algérie est le théâtre de pogroms et de violences d'une rare intensité sous la conduite de leaders " antijuifs " dont le jeune maire d'Alger, Max Régis.
La Provence n'est évidemment pas épargnée par ce mouvement de fond. Pendant toute l'année 1898, Marseille est agitée par un mouvement antisémite de grande ampleur d'autant plus fort que la ville sert d'embarcadère pour l'Algérie où se rendent en nombre les chefs antisémites. Une anecdote significative dénote ce climat. Lors d'un meeting électoral, un candidat aux élections législatives de mai déclare s'inspirer des principes de 1798, traite de voleur le gouvernement actuel, s'avoue socialiste convaincu, se proclame antijuif ". Un des auditeurs l'interrompt alors pour lui demander de prouver qu'il n'est pas juif. Le candidat s'exécute, après avoir demandé aux femmes de quitter l'assistance. Il monte sur une chaise et " expose aux regards de toutes les personnes présentes ses parties sexuelles ", comme le note très justement Pierre Birnbaum:
" Populiste et antisémite se donnent d'autant plus libre cours à Marseille qu'on y assiste comme dans d'autres régions de France à forte population ouvrière à des rapprochements surprenants entre des camps idéologiquement rivaux, boulangistes, nationalistes et socialistes, même parfois de stricte obédience, joignant leurs efforts pour abattre, avec l'aide de certains groupes catholiques la République des opportunistes et combattre la présence juive " .
A quelques kilomètres de la grande métropole méditerranéenne, le Var n'est pas épargné par le mouvement antisémite. Mis à part quelques grandes figures des cercles clémencistes, (Charles Rousse député de Brignoles, le sénateur Victor Méric, le maire de Draguignan Félicien Martin), le camp anti-dreyfusard est largement majoritaire dans l'élite politique varoise. Henri Pastoureau, le maire de Toulon, son premier adjoint Victor Micholet, le président du Conseil Général, Jean-Baptiste Abel, sont résolument anti-dreyfusards. Les forces socialistes locales ne sont pas en reste dans la dénonciation anti-juive malgré la visite à Toulon, le 25 juin, de Jean Jaurès, figure de proue du dreyfusisme. Prosper Ferrero, qui sera élu député de Toulon, dénonce " la banque juive internationaliste ". Et à plusieurs reprises déclare : " sii j'avais été ministre, j'aurais fait fusiller Dreyfus ". Le député de Draguignan, Maurice Allard, est tout aussi convaincu. A un journaliste, il déclare le 21 mai 1898 : " Dans l'affaire Dreyfus, ma ligne de conduite est toujours française et républicaine. J'aii toujours affirmé que je tenais Dreyfus pour coupable et jamais je n'ai pris la défense d'un traître "
C'est que, nationalement, le socialisme français est profondément divisé sur l'Affaire surtout après la publication de " J'accuse ". Viviani, Millerand, par tactique électorale, sont sur une prudente réserve. Jaurès, au contraire, estime que c'est une bataille essentielle. Quant à Jules Guesde, il estime que la lettre de Zola est l'acte le plus révolutionnaire de son époque. Cela n'empêche pas le chef socialiste de publier en juillet – Jaurès ayant été battu lors de l'élection législative de mai – une déclaration au nom du Conseil National du Parti Ouvrier affirmant que " les prolétaires (…) n'ont rien à faire dans cette bataille qui n'est pas la leur ".
Et La Seyne? Est-elle à l'écart de cette grande bataille nationale que provoque l'Affaire Dreyfus ? Est-elle prise aussi dans la grande vague antijuive ? Les archives et la presse de l'époque ne donnent aucune indication significative de manifestations ou d'actes antisémites dans notre localité. Mais la localité n'est-elle pas influencée par l'idéologie antisémite quand on sait que son représentant à la chambre, l'élu de ce qui était alors la seconde circonscription du Var (Toulon extra-muros), était l'un des plus fanatiques et acharnés antisémites: Gustave Cluseret. Ancien membre de l'Internationale, délégué à la guerre de la Commune de Paris, il a été élu lors d'une élection partielle en décembre 1888 député du Var , réélu en 1889 et 1893. Bien qu'âgé, en mai 1898 de soixante-seize ans, il est de nouveau candidat à sa succession. Et chez cet ancien militaire qui siège à la chambre à l'extrême gauche point de plus forte conviction que la culpabilité de Dreyfus !
L'homme concilie à merveille, du reste, la défense des intérêts ouvriers et paysans (il est le promoteur d'une loi sur la retraite des agriculteurs indigents) avec un sourcilleux nationalisme et un antisémitisme virulent. Ces trois éléments sont loin d'être très éloignés à l'époque. Le grand écrivain lorrain Maurice Barrès est le plus célèbre représentant de cette synthèse où l'antisémitisme constitue l'axe central de l'élaboration d'un nationalisme des "petits" et de tous ceux qui n'ont pour eux que leur enracinement et leur qualité de Français. Comme l'écrit Zeev Sternhell dans son étude Maurice Barrès et le nationalisme français : " Pour Barrès, l'antisémitisme est une conception politique et non pas une simple haine du juif, il a une fonction à remplir aux côtés du socialisme : c'est une conception progressiste devant servir de plate-forme à un mouvement de masse " . Dans le Var, à La Seyne ouvrière et industrielle, le député Cluseret est le représentant de ce courant du socialisme national, que la conclusion de l'affaire Dreyfus rejettera définitivement vers la droite. Cluseret, malgré son âge et sa place à l'extrême gauche, il est depuis le début des années 1890 de tous les combats antisémites et anti-étrangers au service du socialisme national. Il est un actif collaborateur du journal antisémite d'Edouard Drumont La libre parole dont le slogan est " La France aux Français ".
Dès février 1895 avec ses autres amis députés souvent venus comme lui de l'extrême gauche, il dépose une proposition de loi sur la limitation des droits des naturalisés, qu'un historien a qualifié d'" une proposition les plus réactionnaires en la matière que le Parlement ait connue " . Rompant avec l'esprit de la loi de 1889, elle vise à restreindre la naturalisation en transformant les naturalisés et leurs descendants en sous-citoyens tant en matière de droits sociaux que politiques. La loi a pour objet de déclarer inéligibles et incapables de remplir les emplois civils et militaires les étrangers naturalisés français ainsi que les descendants d'étrangers jusqu'à la quatrième génération. Elle interdit d'autre part, aux dignitaires de l'Etat, aux officiers de l'armée de terre et de mer et à certains fonctionnaires de contacter mariage avec des étrangères même naturalisées jusqu'à la quatrième génération.
Les mêmes députés, dont Cluseret, déposent en novembre 1896, une nouvelle proposition de loi ayant pour but de mettre un terme à l'emploi des étrangers, de limiter leur séjour en France et de contrôler les hébergeants. L'article 2 stipule : " Il est interdit d'employer des étrangers. Tout patron qui violerait la présente loi serait passible d'une amende de 250 à 1000 francs pour chaque contravention ".L'article 3 prévoit que " tout logeur, toute personne recevant un étranger est tenu d'en faire la déclaration à la mairie de la commune, dans les deux jours de l'arrivée de l'étranger, et d'aviser de son départ dans les deux jours du dit départ ".
En pleine affaire Dreyfus, le 10 janvier 1898, Cluseret est signataire de la proposition du député Pontbriand, tendant à " n'admettre dans l'administration, dans l'armée ou la marine, comme officiers, que les Français ou les personnes nées de parents naturalisés français depuis trois générations ". Le 11 février, il est parmi les 198 députés qui appuient le député de Dax, Denis et qui demandent au gouvernement :
" quelles mesures il comptait prendre pour arrêter la prédominance des juifs dans les diverses branches de l'administration française ".
Prenons garde ici de ne voir dans ses projets de loi que les élucubrations de quelques exaltés de droite ou monarchistes. Non, ces projets sont au cœur même de l'idéologie d'une fraction du socialisme français. Pour elle, le socialisme officiel, dont la figure de proue est le dreyfusard Jean Jaurès, est vendu à une République bourgeoise pilier essentiel du " système juif ". Pour elle, comme le note Zeev Sternhell dans son étude La Droite révolutionnaire – Les origines française du fascisme, les antisémites sont les derniers français à partager avec les " petits ", c'est-à-dire le prolétariat et la paysannerie, l'amour de la patrie et la cause du Peuple. Cette République bourgeoise fondée " par l'entente des juifs, des protestants et des francs-maçons ", protégée par les " intellectuels " serviteurs du " collectivisme judéo --allemand ne peut avoir qu'un seul but désormais: réduire les travailleurs français en " esclaves des juifs ", les remettre pieds et poings liés entre les mains de la Haute Banque, de la finance internationale, des monopoles. Et ces thèmes, le député de La Seyne, Cluseret les reprend inlassablement : la lutte antidreyfusarde est le grand combat des " petits " contre les " gros ".
A la fin de sa vie, il publie, à l'occasion des élections sénatoriales, un manifeste très significatif : " Si ma vieille peau peut, une dernière fois, être utile à mon pays, qu'elle serve à battre le rappel des patriotes autour de son drapeau (…). La victoire, est dans vos mains patriotes varois, comme vos pères, chargez sur les traîtres, les dreyfusards, les panamistes, la trahison et la vénalité, Dreyfus (…). De l'autre la Patrie, autour d'elle ses enfants, dont je suis un des aînés, prêt à la défendre envers et contre tous. Ce n'est pas moi le candidat, c'est ELLE. Patriotes varois, souvenez- -vous d'Aups et choisissez ! " Suprême habileté contenu dans cet appel à la démocratie varoise : par deux fois (" Comme vos pères ", " Souvenez-vous d'Aups ") est évoquée, en filigrane la résistance varoise au coup d'Etat de Louis-Napoléon en 1851. A la fin du XIXème siècle comme en son milieu, suggère Cluseret, la République sociale, celle des exploités, des paysans et des ouvriers doit se lever pour se défendre.
Que ces thèmes reçoivent un profond écho dans le Var, on peut le déduire, pour l'année 1898, des souscriptions au Monument Henry qu'a étudié l'historien américain Stephen Wilson. L'on se souvient que le Lieutenant-Colonel Henry est l'un des principaux protagonistes de l'affaire Dreyfus. Il est l'auteur du fameux " Faux patriotique " qui le mènera, en août 1898 à la prison et le 31 août au suicide.
A la suite de ce drame, le journal La libre parole lança une souscription en faveur de sa veuve qui recueillit les dons de 25 000 souscripteurs, dont Cluseret évidemment. Il est inscrit pour 5 francs sur la onzième liste avec ce message: " Pour la veuve du colonel Henry contre le juif Reinach " . Stephen Wilson a montré, à partir des listes des souscriptions, que trois grands ensembles régionaux (ceux où le pourcentage des souscripteurs par rapport à la population totale des départements est positif) ont des taux élevés de + 50 ou de +60. Parmi ces ensembles, la France méridionale où le Var est bien représenté. L'historien américain souligne que le grand nombre de souscripteurs varois s'explique par l'hostilité à l'égard de Georges Clémenceau, ancien député du département et célèbre dreyfusard . Ne peut-on aussi émettre l'hypothèse que la présence dans notre département d'un député aussi notoirement antisémite et antidreyfusard que Gustave Cluseret a pu contribuer à motiver certains varois?
C'est donc ce député qui en mai 1898, sollicite pour la quatrième fois, les suffrages des électeurs de la seconde circonscription, Toulon extra-muros, qui s'étend à l'époque de Saint-Cyr à Hyères et dont la ville principale est La Seyne.
Tous les historiens s'accordent à dire que d'un point de vue national l'affaire Dreyfus est à peu près absente de la campagne électorale. Dans son ensemble la chambre des députés reste étonnamment stable, même si deux grandes figures du dreyfusisme sont battues : Jean Jaurès à Carmaux dans le Tarn et Joseph Reinach à Digne dans les Basses-Alpes. Par contre Edouard Drumont, chef des antisémites est triomphalement élu à Alger. Qu'en est-il de la deuxième circonscription. Gustave Cluseret se voit, principalement, opposé à un candidat du Parti Ouvrier Français, Louis Stroobant, investi par le Comité central socialiste de la 2ème circonscription. Ouvrier-cordonnier de métier, âgé de 38 ans, il a commencé sa vie de travail à 11 ans. Au moment de l'élection il est secrétaire de la Cordonnerie Parisienne et membre de la Fédération des Bourses de Travail et de la Confédération Générale du Travail où il représente l'Union des Syndicats ouvriers du Var. Son programme est classiquement socialiste : révision de la Constitution, suppression du Sénat, séparation de l'église et de l'Etat, retour à la nation des grands monopoles (chemins de fer, Banque de France), instruction laïque et obligatoire, service militaire à deux ans.
Il ne souffle mot de l'Affaire Dreyfus pendant la campagne mais doit se défendre sur le sujet lors de réunions électorales. Le 13 mai, lors d'une réunion du Comité Socialiste à Hyères il revendique " hautement sa qualité de cordonnier et de Français et s'est déclaré contre la juiverie " . Le 15 mai, lors d'une réunion dans la cour des écoles laïques où 2000 personnes sont présentes, dont le maire de Marseille Flaissières, il se défend d'insinuations malveillantes répandues contre lui par les amis de son adversaire et déclare qu'il " n'est pas Allemand, comme on l'a dit, qu'il est né à Paris en 1860 ". Il se défend " d'être juif et reproche à ses adversaires de vouloir livrer une guerre de religion, que les juifs sont nos gouvernants qui soutiennent les Rodschilds (sic) et toute la haute finance " . Le 18, à Solliès-Ville, en réponse à une attaque d'un de ses auditeurs, Stroobant " a nettement déclaré qu'il était antijuif " . On le voit, l'ambiance délétère qui touche la France en pleine fièvre antisémite n'épargne pas La Seyne et ses environs.
Quant au député sortant, lui aussi soutenu par un Comité Républicain Socialiste basé à La Seyne " composé en majeure partie d'ouvriers des Chantiers et de l'Arsenal et de paysans " , il se présente comme " Patriote, Socialiste indépendant ". Son programme est le bilan de 10 ans de députation et un quasi-slogan :
" Nous sommes des Français de France qui voulons un régime de liberté ".
La campagne électorale est cependant dominée par une question locale : la très dure grève qui secoue les Chantiers entre mars et avril 1898 à propos de la question de la caisse de secours des Forges et Chantiers de la Méditerranée. Les historiens locaux y ont vu principalement un conflit patronat-ouvriers. Ils ont oublié sa dimension politique surtout à la veille d'élections législatives. Ses meneurs sont des opposants décidés à Cluseret et à la municipalité Bernard Chieusse, le principal meneur et le président du Comité Socialiste de la 2ème circonscription, celui-là même qui a décidé de présenter Stroobant. Ravel, le président du Comité de grève est un adversaire irréductible de Cluseret. Le commissaire de La Seyne ne s'y trompe pas. Dans un rapport du 14 avril, il note : " Certaines personnes qui paraissent bien informées disent tout haut que cette grève est absolument une grève où la politique n'est pas étrangère. On cherche à la maintenir, dit-on, le plus longtemps possible dans le double but d'empêcher la réelection de M. Cluseret (…) et de faire ainsi échec au Conseil Municipal de La Seyne ".Il n'est donc pas étonnant que toutes les tentatives de conciliation menée par Cluseret (mais aussi par la sénateur Méric) échoueront lors de cette grève.
Les résultats du second tour montreront que la grève a laissé des traces. Dans son fief de La Seyne, Cluseret est devancé de près de 300 voix par Stroobant. Sur les 26 communes de la circonscription, Cluseret arrive cependant en tête dans 20 communes, conservant ses places-fortes du Gapeau et de La Crau et bénéficiant dans toutes les villes côtières sauf Bandol du vote de nombre d'électeurs conservateurs. Grâce à elles, il conserve une substantielle avance de plus de 1500 voix sur son concurrent. Pour la quatrième fois consécutive, l'un des députés les plus anti-dreyfusard de France est envoyé à la chambre représenter La Seyne.
Quelques semaines plus tard se tient un grand banquet du Comité Central Socialiste Révolutionnaire où toute la fine fleur de l'antisémitisme militant est présente. Rochefort, l'ancien Communard reconverti antisémite, préside. Cluseret a envoyé une lettre pour excuser son absence :
" Vous savez si je suis de cœur et d'âme avec Rochefort et vous tous, patriotes antijuifs ; j'ai été l'un des premiers à donner mon adhésion, mais j'entre dans ma soixante-seizième année et les forces ne répondent pas toujours à la bonne volonté. Soyez donc mon interprète auprès de Rochefort et de nos amis ; et si je n'ai pas la force de banqueter, j'aurai, si vieux que je suis, celle de défendre la patrie et nos idées, le moment venu "
Même si les facteurs locaux jouent un grand rôle pendant cette période, l'Affaire Dreyfus a donc un impact non négligeable à La Seyne du fait même de la personnalité de son député.
Bernard SASSO.
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