HISTOIRE ET PATRIMOINE SEYNOIS

La haute technologie des chantiers navals de La Seyne

Mon expérience concernant les activités maritimes du Chantier Naval de la Seyne sur Mer s'arrête en 1989 c'est-à-dire à la cessation d'activité du Chantier.
J'y étais entré en1962 à une époque où la Direction cherchait à en étoffer l'encadrement alors qu'une nouvelle crise s'annonçait. (Curieuse époque où lorsque cela allait mal, on créait de l'emploi au lieu de le supprimer).
Autant dire tout de suite qu'entrer aux Forges et Chantiers de la Méditerranée, c'était un peu comme entrer dans les ordres tant la notoriété et le sérieux de l'établissement étaient solidement établis aussi bien au niveau national qu'international.

Les Chars

Un fait édifiant m'avait tout de suite marqué lors de mon entretien d'embauche avec le Directeur.
Lorsque je demandai sans arrière-pensée si l'on construisait autre chose que des bateaux à La Seyne, la réponse fut " Oui ceci ", et il me montra posé sur son bureau tel un jouet un petit char de combat.
Il s'agissait bien sûr des chars AMX construits par centaines tous les ans pour être exportés dans le monde entier.
Pourquoi cette anecdote ? Elle souligne que déjà le chantier cherchait à diversifier ses activités à travers la fabrication de produits sophistiqués ou innovants.

Le Sagafjord

J'étais muni d'une licence de mathématiques. Aussi l'on me confia dès mon arrivée les calculs des superstructures d'un paquebot norvégien dont le chantier venait de prendre la commande : le Sagafjord. Les superstructures avaient ceci de particulier : elles étaient entièrement en aluminium, avantage considérable du point de vue des poids dans les hauts, qui constituent le problème majeur des paquebots eu égard à la stabilité.
En revanche la principale difficulté provenait de la nécessité d'une parfaite isolation à la liaison entre la coque en acier et la partie en aluminium afin d'éviter de graves problèmes de corrosion. Qui plus est la conception des superstructures n'était pas simple, et en particulier le plafond en voûte d'une immense salle à manger me donna quelques soucis.
Je réussis à en venir à bout avec l'assistance de l'ordinateur pour lequel ces calculs furent une grande première…
Trente-cinq ans ont passé depuis, les superstructures tiennent bon et le paquebot navigue toujours. A ma connaissance, aucun paquebot au monde n'a été conçu de cette façon.
En même temps le chantier participait aux études du premier méthanier construit en France au chantier naval du Trait situé près de Rouen.

Les nouveaux marchés

Et les chars ? Leur production s'arrêta quelques années plus tard. Qu'à cela ne tienne !
Le chantier se tourna vers de nouveaux marchés potentiels : Equipements destinés aux sous-marins nucléaires, usines d'incinération, installations industrielles de production de froid par exemple.
Cette recherche trouvait sa source dans une volonté de la Direction qui s'appuyait sur une compétence technique indiscutable à tous les niveaux.

Les méthaniers

La disparition des FCM en 1966, remplacés par les Constructions Navales et Industrielles de la Méditerranée, n'entama pas le potentiel d'innovation de l'établissement, bien au contraire.
Et le chantier, devançant tous ses concurrents, se lança dans la construction de navires transports de gaz suivant une technique audacieuse mise au point par la Société Gaz Transport, pour devenir en quelques années le premier chantier au monde pour la construction de ces types de navires hautement sophistiqués.
Ces navires transportaient jusqu'à 125.0000 M3 de méthane à l'état liquide à une température de moins 160°C, avec tout ce que cela implique comme dispositifs de sécurité ou de conservation du froid. Les cuves étaient tapissées intérieurement d'une membrane absolument étanche de 1mm d'épaisseur qui s'appuyait sur l'isolation, membrane réalisée en " invar ", alliage de fer et de nickel dont l'avantage est d'offrir un coefficient de dilatation thermique pratiquement nul.
L'invar était livré en rouleaux.
Pas moins de 50 km de soudures étaient nécessaires pour leur raccordement. Les soudures étaient de qualité quasiment nucléaire, et les soudeurs spécialisés pour ce travail recevaient une qualification toute particulière.
Pour la petite histoire je précise que l'usage de l'invar était autrefois uniquement réservé à la fabrication des tiges de balanciers des horloges de nos grands- mères et de certains instruments de précision, et sa production est d'un coup passée de quelques dizaines de tonnes à plusieurs milliers de tonnes par an. >

L'off-shore

Puis le filon s'épuisa avec la crise pétrolière des années 1970, et le prix du baril de pétrole brut atteignit des sommets.
Du coup les ressources de pétrole off-shore devenaient rentables. Aussitôt le chantier se lança dans la construction des plates-formes de forage : plates-formes autoélévatrices reposant sur le fond grâce à leurs longues jambes, plates-formes flottantes, énormes (28000 tonnes), stabilisées grâce à un système ingénieux d'ancrage dynamique.
Vers le milieu des années 1970, j'ai le souvenir d'un article dithyrambique du journal Le Monde qui vantait le dynamisme de notre chantier.

Les paquebots

Puis ce furent les paquebots de luxe qui prirent la relève.
Le deuxième d'entre eux fut équipé de la première installation de production d'électricité en moyenne tension, c'est à dire en 6600 volts, ce qui permettait un gain de poids considérable. Jamais aucun chantier ne s'y était frotté.
En parallèle des bâtiments de guerre du type Frégate, parmi les plus modernes, étaient mis en chantier.
On remontait ainsi à une tradition de la première moitié du siècle qui avait placé notre chantier au premier plan pour la construction navale militaire.

La Jumboïsation

Je ne voudrais pas manquer de rappeler la réalisation d'une opération parmi les plus spectaculaires et ô combien délicate qui défraya la chronique : l'allongement de deux pétroliers déjà en service afin d'en augmenter la capacité. Cette opération, dite Jumboïsation, consistait à intercaler au milieu de la coque des navires un tronçon correspondant à une cuve de 25 mètres environ.
Le raccordement final des deux morceaux se faisait à flot en se servant d'un tunnel immergé entourant la coque.
Je vous laisse imaginer la précision d'horlogerie qu'exigeait une telle opération : la marge d'erreur était de quelques millimètres sur plusieurs dizaines de mètres pour des ensembles pesant des milliers de tonnes.

SICEN

Dans un tout autre ordre d'idées, dans les années 60, l'informatique avait fait son apparition au chantier.
Timidement au début pour ensuite s'étendre à tous les secteurs.
Cela n'a rien d'extraordinaire. Toutefois, sous l'impulsion du directeur technique, une équipe de techniciens et d'informaticiens développa un programme absolument remarquable dénommé SICEN pour le tracé des plans de la coque métallique puis pour leur exploitation en production : Il suffisait de connaître les caractéristiques principales du navire : sa longueur, sa largeur, son tirant d'eau, sa vitesse maximum…et ce programme en générait automatiquement les formes, les plans généraux et de détail, l'échantillonnage des tôles et des profilés.
Il établissait les nomenclatures des matières pour les commandes. Les plans étaient ensuite directement exploitables par la production, par les machines qui découpaient les tôles dans les ateliers. On imagine les gains de temps qui en découlaient et le nombre d'erreurs humaines ainsi évitées.
Un programme aussi développé était unique en France. La Marine Nationale l'acheta pour ses arsenaux, les Chantiers de l'Atlantique en firent de même.
Ce programme y est toujours utilisé. Des tractations avec des Coréens eurent lieu mais il était déjà tard : sentant venir la fin du chantier, ceux-ci renoncèrent, craignant sans doute de ne plus trouver personne pour entretenir le programme par la suite.

D'autres programmes aussi ambitieux concernant les équipements de tuyauteries et d'électricité étaient en cours, en collaboration avec les autres chantiers, mais nous en étions le chef de file.
Ils n'ont pas pu être menés à leur terme.

En conclusion :

On connaît la fin de cette belle histoire.
Mais bien que le chantier ait disparu, on peut regarder avec une certaine fierté ces réalisations qui nécessitaient une très haute technologie, un grand savoir-faire alliés à une volonté tenace d'innovation.

Jean Gérin.