La haute technologie des chantiers navals de La Seyne
Mon expérience concernant les activités maritimes du Chantier Naval de la Seyne sur Mer
s'arrête en 1989 c'est-à-dire à la cessation d'activité du Chantier.
Les Chars
Un fait édifiant m'avait tout de suite marqué lors de mon entretien d'embauche
avec le Directeur.
Le Sagafjord
J'étais muni d'une licence de mathématiques. Aussi l'on me confia dès mon arrivée les
calculs des superstructures d'un paquebot norvégien dont le chantier venait de prendre
la commande : le Sagafjord. Les superstructures avaient ceci de particulier : elles
étaient entièrement en aluminium, avantage considérable du point de vue des poids dans
les hauts, qui constituent le problème majeur des paquebots eu égard à la stabilité.
Les nouveaux marchés
Et les chars ? Leur production s'arrêta quelques années plus tard. Qu'à cela ne tienne !
Les méthaniers
La disparition des FCM en 1966, remplacés par les Constructions Navales
et Industrielles de la Méditerranée, n'entama pas le potentiel d'innovation
de l'établissement, bien au contraire.
L'off-shore
Puis le filon s'épuisa avec la crise pétrolière des années 1970, et le prix
du baril de pétrole brut atteignit des sommets.
Les paquebots
Puis ce furent les paquebots de luxe qui prirent la relève.
La Jumboïsation
Je ne voudrais pas manquer de rappeler la réalisation
d'une opération parmi les plus spectaculaires et ô combien délicate qui
défraya la chronique : l'allongement de deux pétroliers déjà en service afin
d'en augmenter la capacité. Cette opération, dite Jumboïsation, consistait
à intercaler au milieu de la coque des navires un tronçon correspondant à une
cuve de 25 mètres environ.
SICEN
Dans un tout autre ordre d'idées, dans les années 60, l'informatique avait fait son
apparition au chantier.
D'autres programmes aussi ambitieux concernant les équipements de tuyauteries et
d'électricité étaient en cours, en collaboration avec les autres chantiers, mais
nous en étions le chef de file.
En conclusion :
On connaît la fin de cette belle histoire.
Jean Gérin.
J'y étais entré en1962 à une époque où la Direction cherchait à en étoffer l'encadrement
alors qu'une nouvelle crise s'annonçait. (Curieuse époque où lorsque cela allait mal,
on créait de l'emploi au lieu de le supprimer).
Autant dire tout de suite qu'entrer aux Forges et Chantiers de la Méditerranée, c'était
un peu comme entrer dans les ordres tant la notoriété et le sérieux de l'établissement
étaient solidement établis aussi bien au niveau national qu'international.
Lorsque je demandai sans arrière-pensée si l'on construisait autre
chose que des bateaux à La Seyne, la réponse fut " Oui ceci ", et il me montra posé sur
son bureau tel un jouet un petit char de combat.
Il s'agissait bien sûr des chars AMX
construits par centaines tous les ans pour être exportés dans le monde entier.
Pourquoi cette anecdote ? Elle souligne que déjà le chantier cherchait à diversifier ses
activités à travers la fabrication de produits sophistiqués ou innovants.
En revanche la principale difficulté provenait de la nécessité d'une parfaite isolation
à la liaison entre la coque en acier et la partie en aluminium afin d'éviter de graves
problèmes de corrosion. Qui plus est la conception des superstructures n'était pas simple,
et en particulier le plafond en voûte d'une immense salle à manger me donna quelques soucis.
Je réussis à en venir à bout avec l'assistance de l'ordinateur pour lequel ces calculs
furent une grande première…
Trente-cinq ans ont passé depuis, les superstructures
tiennent bon et le paquebot navigue toujours. A ma connaissance, aucun paquebot au
monde n'a été conçu de cette façon.
En même temps le chantier participait aux études du premier méthanier construit en France
au chantier naval du Trait situé près de Rouen.
Le chantier se tourna vers de nouveaux marchés potentiels : Equipements destinés aux
sous-marins nucléaires, usines d'incinération, installations industrielles de production
de froid par exemple.
Cette recherche trouvait sa source dans une volonté de la Direction qui s'appuyait
sur une compétence technique indiscutable à tous les niveaux.
Et le chantier, devançant tous
ses concurrents, se lança dans la construction de navires transports de gaz suivant
une technique audacieuse mise au point par la Société Gaz Transport, pour devenir
en quelques années le premier chantier au monde pour la construction de ces types
de navires hautement sophistiqués.
Ces navires transportaient jusqu'à 125.0000 M3 de méthane à l'état liquide
à une température de moins 160°C, avec tout ce que cela implique comme dispositifs
de sécurité ou de conservation du froid. Les cuves étaient tapissées intérieurement
d'une membrane absolument étanche de 1mm d'épaisseur qui s'appuyait sur l'isolation,
membrane réalisée en " invar ", alliage de fer et de nickel dont l'avantage est d'offrir
un coefficient de dilatation thermique pratiquement nul.
L'invar était livré en rouleaux.
Pas moins de 50 km de soudures étaient nécessaires pour leur raccordement.
Les soudures étaient de qualité quasiment nucléaire, et les soudeurs spécialisés pour
ce travail recevaient une qualification toute particulière.
Pour la petite histoire je précise que l'usage de l'invar
était autrefois uniquement réservé à la fabrication des tiges de balanciers des
horloges de nos grands- mères et de certains instruments de précision,
et sa production est d'un coup passée de quelques dizaines de tonnes à
plusieurs milliers de tonnes par an.
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Du coup les ressources de pétrole
off-shore devenaient rentables. Aussitôt le chantier se lança dans la construction
des plates-formes de forage : plates-formes autoélévatrices reposant sur le fond grâce
à leurs longues jambes, plates-formes flottantes, énormes (28000 tonnes), stabilisées
grâce à un système ingénieux d'ancrage dynamique.
Vers le milieu des années 1970, j'ai le souvenir d'un article dithyrambique du journal
Le Monde qui vantait le dynamisme de notre chantier.
Le deuxième
d'entre eux fut équipé de la première installation de production d'électricité
en moyenne tension, c'est à dire en 6600 volts, ce qui permettait un gain de poids
considérable. Jamais aucun chantier ne s'y était frotté.
En parallèle des bâtiments de guerre du type Frégate, parmi les plus modernes,
étaient mis en chantier.
On remontait ainsi à une tradition de la première moitié
du siècle qui avait placé notre chantier au premier plan pour la construction
navale militaire.
Le raccordement final des deux morceaux se faisait
à flot en se servant d'un tunnel immergé entourant la coque.
Je vous laisse imaginer la précision d'horlogerie qu'exigeait une telle
opération : la marge d'erreur était de quelques millimètres sur plusieurs
dizaines de mètres pour des ensembles pesant des milliers de tonnes.
Timidement au début pour ensuite s'étendre à tous les secteurs.
Cela n'a rien d'extraordinaire. Toutefois, sous l'impulsion du directeur technique,
une équipe de techniciens et d'informaticiens développa un programme absolument remarquable
dénommé SICEN pour le tracé des plans de la coque métallique puis pour leur exploitation
en production : Il suffisait de connaître les caractéristiques principales du navire :
sa longueur, sa largeur, son tirant d'eau, sa vitesse maximum…et ce programme en générait
automatiquement les formes, les plans généraux et de détail, l'échantillonnage des tôles
et des profilés.
Il établissait les nomenclatures des matières pour les commandes.
Les plans étaient ensuite directement exploitables par la production, par les machines
qui découpaient les tôles dans les ateliers. On imagine les gains de temps qui
en découlaient et le nombre d'erreurs humaines ainsi évitées.
Un programme aussi
développé était unique en France. La Marine Nationale l'acheta pour ses arsenaux,
les Chantiers de l'Atlantique en firent de même.
Ce programme y est toujours utilisé.
Des tractations avec des Coréens eurent lieu mais il était déjà tard : sentant venir
la fin du chantier, ceux-ci renoncèrent, craignant sans doute de ne plus trouver
personne pour entretenir le programme par la suite.
Ils n'ont pas pu être menés à leur terme.
Mais bien que le chantier ait disparu,
on peut regarder avec une certaine fierté ces réalisations qui nécessitaient une très
haute technologie, un grand savoir-faire alliés à une volonté tenace d'innovation.