Dans cette région difficile d'accès par voie terrestre, à
une époque où le transport routier se fait uniquement à
l'aide de tombereaux, les bateaux lesteurs sont les seuls à pouvoir
satisfaire l'énorme demande en matériaux des chantiers publics ou
privés qui se multiplient.
Au début du XIX siècle c'est la mise en place du nouveau
système de défense côtière qui, avec
l'édification de nombreuses batteries, requiert les services des
lesteurs. Ensuite les entreprises civiles prendront le relais. Du 1ier avril au
31 décembre 1853, 36 000 m3 de sable, déblais et autres
matériaux sont ainsi acheminés, principalement par la voie
maritime, à La Seyne, pour gagner sur la mer un terre plein de 12 000 m2
destiné à l'extension des Chantiers de Construction Navale Taylor,
future Société des Forges et Chantiers de la
Méditerranée.
Dans les années 1850-1865, les lesteurs de Saint Mandrier - les
frères Jouvenceau, Joseph Davin, Antoine et Victor Ginouves, Jean
Bernard, Laurent Perret, Stanislas et Auguste Baille, Victor Estellin, Pierre
Fouque, Marius Gabriel, Eustache Peyré, François Giraud,
François Blanc ou Henri Fauchon -, vont indifféremment charger du
sel aux salins d'Hyères à destination de Toulon, Marseille et
même à Alger, ou du sable du Lavandou pour la ville de Marseille
alors occupée à paver ses rues.
Plus tard, le développement du tourisme suscitera aussi de nombreux
chantiers. Lorsque Michel Pacha - de son vrai nom Blaise Jean Marius Michel -,
élevé à la dignité de Pacha par le Sultan Abdul
Medjin pour avoir construit les phares des côtes de l'Empire Ottoman -,
décide de créer une station climatique à Tamaris, en 1880,
c'est toute une flottille de bateaux lesteurs qui est mise à
contribution. Cet établissement nécessite en effet de combler les
marais de l'anse du Lazaret et des Mouissèques - à l'endroit qui
deviendra la Corniche de Tamaris -, mais aussi d'acheminer les pierres de Cassis
qui serviront à édifier un château, un casino et de
luxueuses villas sur la colline.
Tartanes et saurraïres
Quels que soient leur origine, leur taille, leur type de gréement ou leur
forme, les bateaux lesteurs sont toujours communément appelés des
"tartanes". En Méditerranée, la coutume est de nommer
les bateaux en fonction de leur utilisation plutôt que de leurs
caractéristiques. Les spécialistes de la typologie maritime
utiliseront sans doute une terminologie différente, mais les
témoignages, tant écrits qu'oraux, confirment que, pour un patron
lesteur, son bateau est avant tout une tartane. Qu'il ait été
construit à St Tropez et effectivement gréé d'une voile
latine, ou qu'il s'agisse d'une goélette ou d'un navicello acheté en Italie; c'est toujours une tartane.
Les documents d'époque mettent en évidence la grande
variété des types de bateaux utilisés pour le lestage,
même si la tartane tropézienne y est majoritaire. Bateaux bœufs,
tartanes rondouillardes au fonds presque plats, ou tartanes plus fines avec des
formes en V et une étrave à guibre à la manière
italienne de l'entre-deux guerres, mais aussi anciennes goélettes
langoustières et autres thoniers, composerons la flottille suivant les
époques et au hasard des opportunités.
Jusqu'aux années 20, le gréement latin avec son immense antenne
surmontée d'un flèche reste cependant la caractéristique
commune de la plupart des tartanes. Ensuite, on voit apparaître, entre
Cannes et Marseille, la voile aurique à rideau, le "gréement
cinéma", comme disait les anciens, qui comparait cette voile au
rideau destiné à masquer l'écran. Emprunté,
semble-t-il aux navicelli italiens, ce type de gréement facilitait la
manœuvre du fait de la suppression de l'antenne et la division de la voilure. Il
semble pourtant que les lesteurs aient longtemps continué à lui
préférer le gréement latin, alors que leurs
collègues pratiquant le bornage sur le même type de bateaux l'on
adopté plus rapidement. Ainsi, quand la famille Davin achète en
Italie une tartane "à rideau", elle s'empresse de la
regréer dans la pure tradition méditerranéenne! Aux dires
de Dominique Davin, les lesteurs de Saint Mandrier seront les derniers à
conserver la voile latine. Installé dans ce port, son père Henri
Davin exploitait avec ses quatre fils, Marius, Victor, André et
Dominique, le Tsar et le Côte d'Azur, tandis que son oncle Louis, armait à Saint Tropez, avec ses deux fils, le
Laisse-faire et le Laisse-dire.
La motorisation des tartanes, commencée dès après la guerre
mondiale, va d'ailleurs mettre un frein aux possibles modifications de
gréement. Le Tsar, dernier lesteur Mandréen a être motorisé, reçoit sa
machine en 1928. Pour autant, le moteur à explosion n'entraîne pas
la disparition immédiate de la voile dans la flotte des lesteurs
provençaux Durant la première décennie de son apparition,
le moteur, de trop faible puissance, n'est encore considéré que
comme un moyen de propulsion auxiliaire. Dans les années 30, le Côte d'Azur ne dispose que d'un moteur de 40 chevaux et une telle mécanique
s'essouffle à faire avancer les presque cent tonnes que représente
ce lesteur chargé de sable.
A défaut de la propulsion par hélice, ce sont les
équipements annexes dérivés de l'invention du moteur
à explosion qui vont bouleverser le métier du sable et mettre fin
à la longue histoire des lesteurs traditionnels. L'apparition de la benne
monocable à tête automatique, associée à une
moto-pompe, va permettre d'extraire le sable directement au fond depuis le
bateau au mouillage, de le charger mécaniquement tout en évacuant
l'eau superflue. Fini le temps des bateaux lesteurs échoués sur
les plages et des hommes chargeant le sable sec sur leur dos. A Saint Mandrier,
la Clara, navicello acheté à Viareggio par Charles Rognone, l'Ondine à Paul Rognone, la Conception à Paul Aiguier, le Laisse-Dire et le Côte d'Azur aux frères Davin reçoivent leurs premières bennes en 1936.
C'est un autre métier qui commence, et marque la fin des saurraïres (lesteurs).
Selon les demoiselles de l'époque, les saurraïres sont
reconnaissables à la bosse qu'ils ont sur l'épaule droite à
force de porter leur panier de sable. "Au bal, affirment-elles, dès
que l'on posait la main sur l'épaule du cavalier on savait si
c'était un lesteur".
Les lesteurs ont la réputation d' hommes très forts dotés
d'une grande résistance, mais on les dits aussi excellents marins.
Echouer un bateau sur la plage, installer un chemin de planches reliant le
bateau à la terre, charger à l'épaule 50 tonnes de sable
à l'aide des couffes (paniers à quatre poignées), appareiller et, de la même
manière, décharger sur un quai ou dans des tombereaux, tout cela
requiert un grand savoir faire. D'ailleurs le lestage n'est jamais confié
aux forçats, une main d'œuvre qui est pourtant fréquemment
affectée aux travaux de force - du moins jusqu'en 1875, date de la
fermeture du bagne de Toulon.
Le lestage, qui se pratique sur les plages et les quais au vu des badauds
constitue pour ces derniers un spectacle haut en couleur. Le costume particulier
à la profession est comme une sorte d'uniforme: une grande chemise de
forte toile obligatoirement portée par dessus le pantalon pour
éviter que le sable n'y pénètre, une casquette bien
vissée sur la tête, toujours pour se protéger du sable. Pas
de chaussures: les saurraïres travaillent nu-pieds afin de mieux s'assurer
sur le planchon, où ils se déplacent toujours en courant, à la limite de
l'équilibre. Nul ne s'étonnera qu'ils fassent d'excellents targaïres (jouteurs) et que la ville de Saint Mandrier leur doive de nombreuses victoires
au début de ce siècle.
En limite d'échouage
Les bateaux lesteurs de Saint Mandrier, de La Seyne et de Toulon mettent, selon
les conditions météo, cinq heures à cinq heures et demi
pour se rendre au Lavandou. Les appareillages se font donc de nuit vers une
heure du matin. Par beau temps la traversée est un moment plutôt
agréable, le travail ne commençant réellement que lorsque
la plage est en vue.
"Pour s'accoster à la plage à la limite de l'échouage,
explique Dominique Davin, la technique était simple mais il fallait faire
vite. Chacun savait ce qu'il avait à faire. On arrivait droit sur la
plage, on carguait la mestre (grand voile latine), on mouillait un grappin sur l'arrière et on
envoyait deux bouts à terre en pointe sur l'avant, un à
bâbord, l'autre à tribord.
"Sur l'arrière, on appelait ça le coup de fer. C'était un grappin équipé d'un orin - pour pouvoir
l'arracher en tirant sur les pattes quand on repartait - et frappé d'une maille (aussière) de cent mètres de long A trente ou vingt mètres
de la plage, ça dépendait des fonds, on disait "Aller,
envoie!" et l'homme de l'arrière mouillait d'abord l'orin puis le
grappin. Alors, on allait jusqu'à s'échouer sur la plage.
"Sur l'avant, la planche était déjà moitié en
dehors, il suffisait de la pousser et aussitôt deux hommes partaient
à terre avec chacun une aussière, une sape (sorte de pelle-pioche) et un enclapadou, qui est un morceau de planche assez épaisse, de 50 centimètres
de long et de 20 centimètres de large sur laquelle on allait frapper la
maille. Sur la plage chaque homme creusait un trou pour y déposer son
enclapadou; il le maintenait avec le pied et, avec la sape, il faisait un tas de
sable dessus. On s'embossait comme ça sur la plage et ça ne
bougeait pas. Un bout à terre de chaque coté et à
l'extrémité de chaque bout un enclapadou. On appelait ça le
point. On avait donc le coup de fer sur l'arrière et deux points pour tenir
l'avant.
"Une fois les aussières bien réglées, on
commençait à charger. On ne reculait le bateau - on disait écarta le fond - que lorsqu'il commençait à toucher. Notre tartane, de 17
mètres de long, calait 1,70 mètre avec ses cinquante tonnes de
charge. Par beau temps, quand la mer étaient plate et les eaux claires,
il n'y avait pas de problème, on travaillait "juste pour
juste". Mais s'il y avait de la houle, il nous fallait garder au moins
trente centimètres sous la quille.
"Pour repartir, ça dépendait des plages. Au Lavandou il n'y
avait pas de problème, on se déhalait sur le grappin et on prenait
le vent. En revanche, quand on allait sur la plage de Pampelone, à Saint
Tropez, c'était autre chose. Sept kilomètres de plage et pas du
fond partout! En arrivant, comme on était lège on passait sur le
banc, mais pour sortir, il fallait chercher la loude (chenal), parce qu'une fois chargé, on ne pouvait plus passer sur le
banc. Il nous fallait alors longer la plage à l'intérieur du banc
et chercher une loude à cent ou deux cents mètres plus loin. On
plaçait un homme sur le gaillard d'avant et c'est lui qui la signalait,
il voyait ça au changement de couleur de l'eau.
"Et puis ça dépendait des bateaux, le Laisse Dire on ne pouvait jamais le charger complètement à la plage. On
embarquait un maximum pour pouvoir sortir par la loude, mais il lui manquait
toujours 10 à 15 centimètres pour être à bloc. Alors,
on sortait et on revenait mouiller en face de l'endroit d'où on
était parti, de l'autre coté du banc, et on finissait le
chargement avec la chaloupette. C'était la barque que l'on appelait comme ça, un grand canot
avec un cul carré. On accostait la chaloupette contre le chevalet et la
petite planche et on la chargeait à quatre doigts du plat bord. Puis,
à la rame, on venait à couple du bateau; et on complétait
le chargement. Parfois il fallait faire six à sept voyages avec le canot
pour arriver à pleine charge.
"En principe on ne restait jamais échoué. Et pour cela chacun
avait ses astuces. Mr. Jouvenceau, qui possédait un ancien thonier calant
énormément, commençait par charger normalement dans la
cale, puis, quand il voyait qu'il n'y avait plus d'eau sous la quille, il
chargeait sur un côté du pont en faisant gîter le bateau pour
lui lever la quille. Il quittait ainsi la plage couché sur le coté
et, une fois passé le banc, les hommes pelletaient le sable en
pontée dans la cale."
En courant sur les planches
Une fois le bateau embossé il faut installer le chantier.
C'est-à-dire mettre en place une passerelle de planches allant de
l'étrave du bateau au sable sec de la plage afin de permettre aux
porteurs de couffes de faire aisément la navette entre le bateau et le
terre ferme. Ce chemin de bois est constitué de planches de 40
centimètres de large, reposant d'abord sur des chevalets de hauteur
dégressive, puis posées à même la plage.
"On mettait les chevalets à la mer, précise Dominique Davin,
puis on jetait une ou deux planches dessus suivant la distance. Ensuite on en
posait une sur la plage pour pas se fatiguer les chevilles. Les quatre pieds des
chevalets étaient amovibles. Pour les démonter, on avait une masse
à bord, coupée dans un tronc d'arbre. Le premier homme descendait
la table du chevalet, le suivant les pattes. On commençait par le
chevalet le plus haut, celui que l'on mettait le plus au large et ainsi de
suite. Le premier chevalet faisait plus de deux mètres, on le tenait
à bout de bras. Pour le mettre en place on était obligé de
se mettre à la mer... alors l'hiver, vous pensez, c'était pas du
plaisir. En principe trois chevalets suffisaient. Ensuite, on mettait la planche
maîtresse; elle faisait douze mètres et elle allait du bateau au
premier chevalet. De là au deuxième chevalet on avait une
deuxième planche de douze mètres et, pour aller à la plage
on mettait le planquet, une planche de huit mètres. En général il fallait trente
à quarante mètres de planches. Bien sûr, on avait avantage
quand le sable était au bord; c'était pénible tout de
même, mais moins que de courir sur le sable! Pour ça, Le Lavandou
c'était une plage merveilleuse parce qu'il y avait du fond: avec un
planquet ça suffisait, on s'embossait et on bougeait plus le
bateau."
Le chargement s'effectue entièrement à la main. Sur la plage, les sapeurs remplissent les couffes à l'aide de leur pelle-pioche , et les porteurs,
le panier sur l'épaule, font le va-et-vient entre la plage et le bateau.
"On était cinq à bord et on faisait tout, raconte Dominique
Davin, contrairement aux tropéziens qui prenaient des gabians
(littéralement des goélands), des hommes de peine à la
journée qu'ils embarquaient pour charger et décharger. Nous,
c'était l'équipage, trois à charrier et deux sapeurs.
Parfois, quand le temps était indécis, il y en avait quatre qui
portaient et un qui remplissait; le dernier porteur remplissait son propre
panier, et le sapeur resté sur la plage se chargeait de remplir en
vitesse les quatre autres.
"Il y avait trois sortes de couffe, la petite, la moyenne (dite seconde) qui faisait 70 Kg, et la grosse (dite première) qui permettait de charger environ 90 Kg. Celle-là, il n'y avait que
nous, les gars de Saint Mandrier, à l'utiliser; pour les
Tropéziens, la plus grande c'était la seconde. Et pourtant les
"gabians" gagnaient bien leur vie. Mais quand vous leur donniez une
grosse couffe, ils se vengeaient en donnant au passage un coup de panier sur la
bitte d'amarrage, et pan! ils lui défonçaient le cul! Les couffes
étaient fabriquées à Saint Tropez. On les commandait par
six, six premières et six secondes et on essayait de les faire durer.
Bien chargée une première pouvait arriver à 100 kg. Pour la
monter à l'épaule, c'était une technique
particulière facilitée par les quatre anses: celui qui portait
prenait une anse et les deux sapeurs mettaient chacun une main sur une autre
anse; au moment où ils levaient, le porteur mettait sa main libre au cul
de la couffe pour se la guider et il passait son autre main sur la
quatrième anse. C'était vite fait, en trois mouvements et hop!
à l'épaule! Et on partait en courant.
"Normalement, en trois heures, le chargement était fait. Mais quand
on sentait le vent d'Ouest qui venait, on "allumait", on courrait un
peu plus vite pour faire le plein en deux heures et demie, trois heures moins le
quart. Quand le bateau était rendu à son "point de
charge", on faisait l'arrimage: on descendait dans la cale et on tirait le moulon, la pyramide de sable qui s'était formée sous les panneaux au fur
et à mesure du chargement. On tirait le sable à la main vers les
lisses, pour le répartir sur toute la surface des cales; on finissait
à plat ventre! Après on continuait à charger jusqu'à
ras de l'hiloire et on mettait les panneaux de cale en place.
"Pour décharger, c'était pareil. On faisait ça
à la couffe, mais on utilisait la seconde, parce que cette fois, il
fallait monter l'échelle de cale, et avec la première on aurait
pas pu. C'était une échelle meunière dont les barreaux
n'étaient espacés que de quinze centimètres, moins qu'un
escalier. Deux hommes remplissaient les couffes et trois autres les portaient.
Le bon sapeur, pour pas fatiguer les porteurs, tirait le sable pour toujours
laisser la couffe au milieu de la cale, et il faisait en sorte qu'elle soit le
moins bas possible. On montait l'échelle en courant et on la redescendait
de même."
Sables et graviers
Les sables et graviers extraits des côtes méditerranéennes
sont utilisés de multiples façons. Comme ils entrent dans la
composition des mortiers, ils sont d'abord très demandés par les
entreprises de travaux publics et privés. Mais les
propriétés abrasives de ces sédiments intéressent
également d'autres secteurs d'activité. Ainsi une
délibération du conseil municipal de la Seyne, datée du 30
mai 1893, fait-elle état du mécontentement de la population
occasionné par "l'enlèvement de sable que le Service de la
Marine fait opérer sur l'isthme des Sablettes pour le ponçage des
vaisseaux", en dépit d'une interdiction concernant cette zone datant
de 1778.
Dominique Davin se souvient d'avoir servi un marbrier qui utilisait du sable
pour épauler l'action de sa scie. "C'était du sable gris, fin
comme du velours, précise-t-il. On allait le chercher à La Tripe.
Il fallait une autorisation des Ponts et Chaussée; des fois ils donnaient
un avis favorable, des fois non. La Tripe se situe à environ deux cents
mètres dans l'Est du fort de Brégançon. Là, il
fallait mettre quatre planches pour charger et encore, il nous arrivait de
marcher dans l'eau pour prendre la première planche. On faisait trois
à quatre chargements par an de ce sable-là et on le vendait le
même prix que les autres."
Néanmoins, le gros de la production de sable est dirigé vers les
chantiers de construction. "Au début, rappelle Dominique Davin, on a
fourni Porquerolles, pour la construction de la Grande Batterie, mais on livrait
aussi à l'arsenal et au port Marchand à Toulon, ainsi qu'aux
petits entrepreneurs de La Seyne. Dans ce port, c'était pour un revendeur
de sable et de graviers. Le sable servait entre autres au pavage des rues. Il y
avait aussi l'entreprise Cerruti, qui faisait des buses de béton, des
agglomérés etc. On lui débarquait le sable au port marchand
directement dans des charrettes.
"On fournissait également du gravier, qui entrait dans la
composition du béton, parce qu'à l'époque, les
carrières n'existaient pas. Les clients des entreprises étaient
très exigeants sur la qualité du gravier. On le prenait souvent au
Lavandou, où le gravier était blanc veiné de rouge. Sauf
quand un client voulait du gravier pour allées destiné aux villas
ou aux cimetières, dans ce cas, on allait le charger à la plage de
la Risse dont le gravier était blanc veiné de bleu.
On allait aussi à la belle plage des Favières, et au-delà,
sur une petite plage de quinze à vingt mètres de long où
l'on trouvait du beau gravier blanc, de vrais billes!
Du temps de mon père, il nous arrivait aussi d'aller charger des petits
galets gris à Sainte Marguerite, une toute petite plage d'une vingtaine
de mètres, à l' Ouest-Nord-Ouest des falaises.
"Mais le principal site d'extraction restait la plage du Lavandou, celle
qui partait du port. A l'époque le port était minuscule, il y
avait juste une petite digue et la plage s'étendait depuis le port
jusqu'à la pointe du Gouron. La mairie du Lavandou nous faisait payer le
sable 10 francs du mètre cube et nous, on le revendait 30 francs. Quand
ça allait bien, comme au milieu des années trente, certains mois
on se faisait ainsi 300 francs. Mais en fait, la mairie du Lavandou nous vendait
du sable qui n'était pas à elle! En principe on aurait du charger
au-dessus de la bande de onze mètres de large qui fait partie du domaine
maritime; mais nous, on se servait au plus près de la mer, et ce sable
là n'appartenait pas à la commune."
Les pirates de la côte
La corporation des lesteurs n'a jamais fait bon ménage avec
l'administration. S'estimant brimés par la législation en vigueur,
ils ne se privent pas de la bafouer, surtout pendant la période de grands
travaux où la demande est très forte.
Le 18 Décembre 1859, suite aux plaintes des propriétaires
riverains et des pêcheurs locaux, et sous la pression du ministre de
l'Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, le préfet du Var prend
un arrêté réglementant l'extraction des sables et lests sur
toutes les plages du littoral de l'arrondissement de Toulon. Ce texte
définit avec une grande précision géographique les zones
autorisées et celles qui ne le sont pas.
"Considérant qu'il est d'intérêt public de prohiber ou
de régulariser l'enlèvement des sables et autres matériaux
sur les points qui doivent être défendus contre l'envahissement de
la mer, écrit le préfet, pour arriver à ce but, il est
nécessaire de soumettre les extractions de sables, graviers, pierres et
autres matériaux propres au lestage ou aux constructions, à un
règlement général qui concilie les besoins du commerce et
ceux des constructions publiques et privées tant avec les droits que
l'Etat possède sur le rivage et sur les lais et relais de mer, qu'avec
les intérêts de la navigation, de la pêche, ceux des divers
services publics et enfin ceux des propriétés riveraines."
Il est vrai que nombre de patrons lesteurs se soucis comme d'une guigne de
l'intégrité des propriétés riveraines de leurs sites
d'extraction - la protection du littoral est une notion moderne. Les
procès verbaux dressés par les douaniers, les gendarmes, les
officiers de port ou les maires des communes littorales témoignent ainsi
de nombreux conflits entre l'autorité et les lesteurs; tel patron "n'a pas voulu cesser le chargement du bateau malgré les sommations
des préposés.", tel autre" a présenté une
autorisation périmée", tel autre "a refusé de
présenter son rôle", sans parler des menaces et des insultes
proférés par les contrevenants, dans des termes parfois si crus,
que le rédacteur du procès verbal se refuse à les
consigner.
Un courrier du maire de Bormes daté du 19 juillet 1879 et adressé
au conseiller de préfecture résume bien l'état d'esprit qui
règne alors dans la profession. "Les ruses et les moyens
qu'emploient les bateaux lesteurs et la complaisance qu'accorde la Marine
à leurs agissements rendent toute surveillance impossible, écrit
l'édile. Si nous avons été assez heureux pour surprendre
ces deux délinquants, nous avons l'espérance que le conseil de
préfecture leur donnera une leçon un peu sévère. Ces
hommes là, Monsieur le Conseiller de Préfecture, qui ont tout pour
eux, foulent aux pieds, chaque jour, les arrêtés
préfectoraux et déversent par leurs manœuvres le ridicule sur
l'administration locale. Venant charger la nuit, ils échelonnent, sur les
hauteurs de la plage, des sentinelles qui les avertissent de l'arrivée
des représentants de la force publique et déjouent toute
surveillance. Monsieur le Syndic des Gens de Mer qui pourrait surveiller ces
gens là d'une manière efficace, laisse faire et se tait
(peut-être ne fait il qu'obéir), mais nous qui sommes un peu cause
que les habitants du littoral sont venus à la République, nous qui
leur ayant dit que la République était un gouvernement de droit et
de justice, nous avons pour premier devoir d'appeler sur les gens qui ravagent
nos plages, qui portent chaque jour atteinte au principe de
propriété et qui se jouent des arrêtés du
préfet et de l'autorité, la sévérité des
lois...."
Pourtant, comparées à la taxe à payer "entre les mains
du receveur des Domaines", les amendes sont sévères. Ainsi,
alors que l'autorisation d'extraction de 30 m3 de sable ne coûte à
cette époque que 7,50 francs, Jean César Giraud, patron du bateau
lesteur N° 155 du quartier de La Seyne, se voit-il condamné une
première fois, en juillet 1879, à une amende de 200 francs, et
lors de sa première récidive, en janvier 1880, à 300
francs. En outre, chacun des quatre journaliers utilisés ce jour
là au chargement sera condamné à 50 francs d'amende, et les
deux marins du bateau lesteur à 16 francs.
Il faut bien sûr se garder de trop généraliser: certains
patrons lesteurs, plus chanceux, mieux organisés, ou plus respectueux des
règlements, n'apparaissent jamais dans la liste des contrevenants, qui
compte en revanche beaucoup de multi-récidivistes. Mais l'un des derniers
représentant de la corporation nous a tout de même
déclaré, avec une nuance de regrets et un brin de fierté
"En quelque sorte nous étions les derniers pirates de la
côte!".
Le dernier lesteur
Né à Saint Mandrier le 21 Juin 1917, Dominique DAVIN, dit
"Miou" appartient à une famille de saurraïres.
Père, frères, oncle, cousins, tous les hommes du clan exercent le
même métier. La lignée est-elle ancienne? Dans les
années 1850-1865 on trouve un Joseph Davin, lesteur à Saint
Mandrier. Est-ce le grand père de Dominique? Il ne saurait l'affirmer
"Je n'ai pas souvenir de mon grand père, avoue-t-il; en ce temps
là on ne cherchait pas si loin".
Dès l'âge de onze ans et demi, Dominique embarque sur le Tsar de son père, une tartane de quinze mètres de longueur et de 22
à 23 tonnes de port en lourd. Mais il navigue "par dessus bord"
car il n'a pas atteint l'âge légal de treize ans. C'est chose faite
en 1930, année où il est inscrit comme mousse sur le rôle du
Côte d'Azur. Un nouvel embarquement, officiel celui là, sur le Tsar et, en 1935, le voici matelot du Laisse Dire, que son père vient de racheter à l'oncle de Saint Tropez. Trois
années de service national dans la Marine (1937 - 1940) permettent
ensuite au jeune homme de se hisser jusqu'au grade de quartier maître
bosco. Mais la carrière militaire ne l'attire guère et il revient
à bord du Côte d'Azur, qu'il ne quittera qu'en 1950 pour le Stello Polare, une goélette, achetée avec ses frères à Viareggio
et rebaptisée Henri-Angéline, des prénoms de leurs père et mère. Dominique est inscrit
au rôle d'équipage comme matelot mécanicien.
Pendant 5 ans, les frères Davin vont encore "faire le sable",
mais le métier est à l'agonie en raison de la concurrence des
carrières et des transports routiers. Vient alors le moment de se
recycler. L'un des frères de Miou avait toujours dit que s'il devait
changer de profession il choisirait une activité "où la
marchandise s'embarque et se débarque toute seule".
Il tiendra sa promesse: en octobre 1955, les frères Davin,
rachètent une pinasse d'Arcachon de 14 mètres et la transforment
en transport de passagers. Avec cette unité, ils rouvrent la ligne
régulière Saint Mandrier-Toulon inexploitée depuis quatre
ans.
Ainsi commence la carrière des Creux-Saint-Georges qui, durant près de trois décennies, vont assurer la navette
entre les deux ports, quels que soient le temps ou les fêtes du
calendrier. En 1958, Miou est reçu au brevet de capacitaire et devient
patron à bord des vedettes familiales. A la pinasse des débuts
succèdent bientôt une ancienne chaloupe de sauvetage, puis un yacht
ayant appartenu à un acteur de cinéma. A partir de 1960, les Creux-Saint-Georges seront des vedettes neuves construites spécifiquement pour le transport
de passagers.
Après cette belle carrière maritime, Miou prend enfin sa retraite.
Il vit aujourd'hui entouré de son épouse, de ses enfants,
petits-enfants et arrières-petits-enfants. Les douleurs lancinantes
consécutives à son ancien travail de lesteur ne l'empêche
pas de participer activement à la vie culturelle de Saint Mandrier; au
sein de l'association "Racines Mandréennes" où nul ne
saurait faire l'anchoïade mieux que lui.
Patrick BERTONECHE
Sources et remerciements
Archives Départementales de Draguignan.
Service historique de la Marine à Toulon.
Melle Adeline Luminet et les Archives Municipales de La Seyne sur Mer.
Mme Gisèle Argensse et son ouvrage "Saint Mandrier Terre
d'Accueil".
Pour son témoignage et sa patience, M. Dominique Davin.
Cette étude a fait l'objet d'une première publication,
accompagnée d'une importante illustration, dans la revue "Le Chasse
Marée" N° 127