Les armoiries de la ville ASSOCIATION POUR L'HISTOIRE ET LE PATRIMOINE SEYNOIS


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DE LA MEMOIRE A L'HISTOIRE

Introduction:

1/ Que faisons-nous quand nous collectons des récits de mémoire?

a) les motifs de ceux qui expriment la mémoire de leur passé: le témoignage un devoir de mémoire?

b) Quelle est la position de ceux qui sollicitent ces souvenirs et ces récits?

- Une communication intergénérationnelle et entre personnes ayant des vécus différents

- la quête d'un savoir sur le passé

2/ Qu'est ce que "les récits de mémoire" apportent à l'historien?

a) Que nous suggère notre mémoire?

b) Compte tenu de la forte subjectivité de la mémoire, qu'est ce que la mémoire orale apporte à l'historien?

c) En effet, le travail de l'historien comporte des exigences et des contraintes

3/ Quelle place tiennent les travaux de mémoire dans le renouvellement des pratiques historiennes?

a) La tradition orale de l'Histoire est attestée par la mythologie antique

b) le renouveau de l'histoire orale provient des États-Unis dans les années 30

c) la nécessité d'une méthode

DE LA MEMOIRE A L'HISTOIRE

Introduction:

Il m'incombe d'ouvrir cette première journée de colloque de notre jeune association. Dans cette courte intervention que j'ai intitulée "de la Mémoire à l'Histoire", je voudrais tenter de répondre à quelques questions, sans trop m'étendre.

Nous observons actuellement, à la Seyne particulièrement, et en fait depuis 20 ans en France, un engouement pour les travaux de mémoire: plusieurs associations ont entrepris de collecter des récits de vie et des documents d'image d'ordre privé ou collectif: photos, films. Il convient de chercher à comprendre, ce que nous faisons quand nous pratiquons cette activité?

Pour que cette mémoire ne reste pas à l'état brut d'une parole enregistrée, comment la transmettre? Elle peut servir de support à des créations artistiques, littéraires, théâtrales, picturales, patrimoniales etc…. Les créateurs travaillent à partir de leur propre mémoire ou d'une mémoire plus collective, et elle s'exprime clairement chez certains, comme chez Giacobazzi.

Mais dans notre perspective, qui est celle des historiens, qu'est ce que les récits de mémoire peuvent nous apporter? Dans quelle mesure peuvent-ils contribuer à l'élaboration d'un texte d'Histoire? Ces travaux de mémoire suffisent-ils pour bâtir un récit d'historien?

La troisième question est une question de méthode: Quelle place tiennent les travaux de mémoire dans le renouvellement des pratiques historiennes?

Et surtout, comment utiliser les récits et témoignages de la mémoire individuelle pour écrire l'Histoire? À cette dernière question je ne répondrai certainement pas de manière complète, et nous aurons l'occasion d'en reparler au cours de nos pratiques.

1/ Que faisons-nous quand nous collectons ces récits de mémoire?

En répondant à cette question, nous contribuerons aussi à comprendre pourquoi dans notre société, et particulièrement à La Seyne, il existe un tel engouement pour les travaux de mémoire.

Il y a 2 situations: pour certains il s'agit de recueillir la mémoire de la vie des autres; pour d'autres il s'agit de dire une partie de leur propre vie, inspirée par leur mémoire.

Cette initiative a plusieurs motifs:

a) de la part de ceux qui expriment la mémoire de leur passé, il y a souvent la volonté de transmettre un savoir vivre d'antan, mais aussi celle de dire les épreuves de leur vie. Chaque expression de leur mémoire est un peu une leçon d'anciens en direction des plus jeunes, c'est aussi à l'heure de la retraite, la fierté de dire "j'ai fait cela, j'y étais, je l'ai vécu". Ces récits sont épurés d'emblée des détails de la vie intime, ils concernent essentiellement la vie sociale, publique pour certains.

Parmi ceux qui expriment les souvenirs du passé, nous rencontrons ceux qui nous décrivent comment c'était avant, avec moult détails, avec le plaisir de restituer l'environnement et les souvenirs de leur enfance.

Mais la plupart de ceux qui, à la Seyne, acceptent de livrer les principaux épisodes de leur vie sociale, expriment une nostalgie, un immense regret d'une perte irréparable: leur jeunesse, bien sûr, mais surtout le traumatisme de la perte et de la destruction hâtive de l'outil de travail qui a fait prospérer la ville pendant plus de 150 ans. Bien entendu, il s'agit des chantiers navals.

On peut toujours dire que ces nostalgiques n'ont pas su s'adapter aux réalités de la "mondialisation" qui les avait condamnés. Mais ces anciens travailleurs des chantiers ont aussi le sentiment d'une injustice, d'un gâchis, de la négation de leurs efforts, et du travail qui les a structurés eux mêmes. Ils savent aussi qu'en détruisant les chantiers, certains ont voulu tourner brutalement une page de l'histoire de la ville, ont voulu changer l'image de la ville et ont de fait, voulu détruire une part de l'identité de ses habitants. Dans leur récit, les anciens des chantiers, ressuscitent leur fierté d'avoir participé à ses prestigieuses réalisations industrielles. Ils ont l'intense désir qu'on n'oublie pas l'ancienne renommée mondiale de leur activité. Et ils veulent faire savoir qu'ils n'ont pas failli.

Une de leur motivation profonde est donc celle du "témoignage". Pour qu'on n'oublie pas, pour que les générations futures intègrent cette image positive de leur cité, mais aussi pour qu'on rende une sorte de justice, symbolique, aux travailleurs, quelle que soit leur place dans la hiérarchie de cette très grande entreprise. Leur initiative est du ressort de la réparation morale du préjudice qui a été causée à la ville par la perte de ses chantiers.

• C'est en effet autour de cette volonté particulière qu'ont été menées des initiatives de collection de récits de mémoire, de stockage de témoignages et de souvenirs divers. Je pense à 3 associations: les Relais de la mémoire, Faire du neuf avec vous et Sillages. Il semble que ces associations soient composées essentiellement de producteurs de témoignages. Il s'agit d'échanges de récits entre membres d'une même génération, ayant une expérience commune au moins par le métier, la position sociale, l'expérience de la vie syndicale et politique. Ces initiatives ont donc bien un projet qui est proche de celui qu'on appelle le "devoir de mémoire", et qui est pratiqué par bien d'autres.

[Le devoir de mémoire est réservé aux grandes épreuves structurantes de notre communauté: les faits fondateurs, les Révolutions, les guerres, les Résistances. C'est une expression que je n'aime guère tant ce devoir de mémoire peut être l'outil d'une manipulation des esprits par le pouvoir du moment: je rappellerai seulement l'usage de la "ligne bleue des Vosges" pour préparer une génération au sacrifice de la guerre 14 -18. Ce devoir a cependant sa noblesse, et il est porté par les associations d'Anciens Combattants, de Résistants, de Déportés, et soutenu par l'État, et d'autres institutions publiques, par le rituel des fêtes commémoratives, les relais des médias et de l'Éducation nationale. ]

Si le travail de ces témoins est proche du devoir de mémoire, ce n'est pas pour établir un culte de la mémoire des chantiers ni pour se replier sur leurs souvenirs clos, que les associations susdites sont nées. Nous savons ce que Sillages a fait de son travail: il a donné à la ville sa collecte de documents et de maquettes dans l'espoir de la naissance d'un musée de la construction navale et il a produit, comme M. Autran, également, une histoire descriptive de la construction navale à La Seyne. Vous verrez en fin de journée, la première cassette pédagogique que les Relais de la mémoire ont produite à partir de leurs collections, sur un thème de l'histoire des chantiers, les jeunes au travail aux Chantiers.

J'espère ne pas avoir trahi les motivations de ceux qui ont entrepris ces collections d'archives orales.

b) Quelle est la position de ceux qui sollicitent ces souvenirs et ces récits?

- Une communication intergénérationnelle et entre personnes ayant des vécus différents

• Les enquêteurs sont généralement plus jeunes d'une génération au moins. Au niveau individuel, celui qui écoute les anciens renoue avec la curiosité de l'enfant qui écoute discrètement les "Grands", pour comprendre d'où il vient et pour savoir où il peut aller. Il se laisse charmer par l'expérience du voyage dans le temps. Bien sûr il vibre aux émotions et aux duretés de la vie d'un autre; il est un peu voyeur; il vit par l'autre. C'est sa curiosité qui le guide, mais en même temps, il a un grand respect pour cette vie, pour ce cadeau qu'on lui fait de ce récit, et en fin de compte il lui rend tacitement hommage. Il s'agit d'un échange entre 2 personnes de générations différentes, et ayant un vécu différent.

L'expression de celui qui raconte présente comme originalité, un caractère un peu fluctuant, des redondances, des apartés. Il recherche l'approbation de l'enquêteur. Il révèle ainsi ses liens personnels avec les informations qu'il transmet. Il peut s'établir entre les 2 interlocuteurs une complicité et c'est dans ce climat que s'effectuent les entretiens de mémoire les plus agréablement ressentis. C'est donc un mode de communication mêlé de plaisir, c'est un échange entre générations, fondé sur les questions de l'un et le désir de parole de l'autre.

- la quête d'un savoir sur le passé

Cependant, l'historien qui interroge un témoin du passé ne s'adresse pas sans but, à celui qui accorde son récit de vie .

Son objectif conscient est la quête d'un savoir sur le passé. Il s'est choisi plus ou moins librement un thème d'étude. Le thème d'étude est déjà choisi, consciemment ou non, en résonance avec son vécu et ses propres centres d'intérêt; s'il est dirigé par un Professeur, il a dû négocier son sujet avec les suggestions du responsable de la recherche. Son choix de sujet n'est pas "neutre".

Sur le thème d'études, il se pose un certain nombre de questions pour comprendre, pour donner du sens aux faits qu'il piste à la trace. Dans le cadre de l'entretien avec un témoin, il tente de le diriger par des questions au service de son étude. L'historien oriente donc le travail de remémoration du témoin.

L'expression de celui qui raconte présente comme originalité, un caractère un peu fluctuant, des redondances, des apartés. L'interviewé recherche l'approbation de l'enquêteur. Il révèle ainsi ses liens personnels avec les informations qu'il transmet. L'enquêteur valorise certains faits, par son intérêt, par l'importance qu'il leur accorde, et en cela il contribue à modifier la représentation du passé que porte en lui le témoin. C'est aussi dans cette interaction fluide que s'exprime le témoignage recherché dans la mémoire.

Ce témoignage devient donc la rencontre de 2 subjectivités qui s'interfèrent.

2/ Qu'est ce que "les récits de mémoire" apportent à l'historien?

L'historien est en quête d'une représentation du passé qu'il souhaite la plus "vraie" possible. Et son travail est forcément postérieur à celui de la mémoire.

a) Que nous suggère notre mémoire?

On pourrait distinguer l'expression spontanée de la mémoire et le travail de remémoration qui demande un effort sollicité par une interrogation.

Je voudrais dire quelques mots sur le fonctionnement de la mémoire. Les psychiatres se sont particulièrement intéressés aux fonctions d'enregistrement et de résurgence des souvenirs. Il y a d'autres approches de l'étude de la mémoire, mais c'est celle des psychiatres qui intéressent le plus les historiens.

• La mémoire est la propriété de conserver, de restituer des informations, et d'oublier. La mémoire est une activité perpétuelle du cerveau et les neurophysiologues considèrent qu'elle met en action tout le cerveau.

Nous nous repérons dans le temps et dans notre vie par des faits qui se situent à différents moments selon des échelles de temps différentes: nous avons une mémoire des temps anciens, qui semble souvent fixée, mais qui s'affaiblit progressivement; une mémoire du moyen terme des événements de notre vie depuis quelques années, et une mémoire à court terme, une mémoire immédiate, que nous utilisons particulièrement dans le travail et la vie quotidienne.

Cette activité de mémoire passe par l'enregistrement de sensations, par la verbalisation et la visualisation. Elle procède en fait d'une rationalisation plus ou moins consciente pour trier, classer, coder, les informations enregistrées. Nous pratiquons sans cesse l'oubli autant que la mémorisation. Tout ce qui ne nous semble pas utile, est discrètement passé à la trappe. C'est le premier tri. Tout ce qui n'est pas rappelé passe à l'arrière plan de notre mémoire et se dirige vers l'oubli, comme quand on classe les documents d'un ordinateur par date de modification. Ce qui est occulté, est aussi ce qui dérange l'image que nous voulons offrir de nous mêmes ou de notre groupe.

Le stockage est organisé par un codage lié à l'empreinte mnémonique: sensoriel essentiellement par la trace auditive ou visuelle. La trace auditive peut aussi être verbale. Le stockage des informations se fait encore par un travail de résumé, de regroupement synthétique. Le souvenir se condense d'une manière symbolique par le langage, le concept, l'idée, qui porte un ensemble complexe d'impressions, d'arguments. On en arrive à une mémoire conceptuelle.

Pour que le souvenir soit durable, il peut être artificiellement entretenu par la répétition, par la remémoration active: album de photos, agenda, journal personnel, en sont des outils.

Le conditionnement psychique est le plus déterminant: c'est l'émotion provoquée par le fait qui marque plus ou moins fortement la trace, le traumatisme ou le grand plaisir, le grand émoi en tout cas. Ce peut être aussi l'émotion de l'autre qui marque un fait. La confrontation des événements vécus collectivement conforte et façonne la représentation qu'on stocke en mémoire. Nous pouvons être porteurs de souvenirs qui ne sont pas vraiment les nôtres, mais qui nous ont été rapportés et inscrits tels dans notre mémoire. Et la survie des informations dans la mémoire de l'individu ne dépend pas de leur exactitude mais de leur pertinence par rapport à un projet de l'usage de sa mémoire: son inconscient, ses références , ses valeurs, par rapport à ce qui donne sens à sa vie.

En définitive la mémoire garde un "essentiel" qui est une part de notre identité, qui est aussi une mise en scène de notre personne, et qui a sans doute été sélectionné en grande partie par notre inconscient et notre système de valeurs.

b) Compte tenu de la forte subjectivité de la mémoire, qu'est ce que la mémoire orale apporte à l'historien?

Pour l’historien, en quête d'une recomposition rationnelle du passé, le récit oral constitue une source d'information indéniable, précieuse, mais peu fiable, fortement empreinte d'affectivité, comme je vous l'ai montré.

Les récits de mémoire collectés actuellement, ne couvrent qu'une période de temps limitée au dernier siècle. C'est surtout dans le cadre d'une histoire récente qu'ils sont utiles. Dans un passé plus lointain, nous avons peu de récits de vie écrits, par des personnes de condition modeste, et leur fiabilité est encore plus critiquée. Nous sommes contraints pour le passé plus lointain d'utiliser les méthodes d'analyse de la tradition orale, à travers la transmission de certains savoirs, certaines pratiques, coutumes etc…

Si nous possédons pour ce dernier siècle, de plus en plus de témoignages de vie, c'est aussi grâce à une évolution de notre société: nous sommes plus instruits, nous vivons plus vieux, dans un état de semi-loisir qui nous permet ce travail de remémoration. Nous disposons d'outils commodes, les magnétophones, pour enregistrer la parole, et nous pouvons filmer le conteur et les vestiges dont il parle. Nous sommes aussi inquiets de la rapidité des changements de notre société.

Les récits de mémoire possèdent des caractères spécifiques: ils apportent un plaisir: celui de la "reconnaissance" pour les contemporains mais aussi pour leurs descendants. On "se reconnaît" dans les récits de vie. Ils redonnent vie au passé, ce qu'un discours d'historien ne réussit pas toujours, d'autant plus que ce n'est pas son objectif. Nous pourrions dire qu'ils sont "la chair" d'un discours d'historien.

Les récits de mémoire apportent aux historiens des traces du passé et des pistes à explorer. Par la multiplication des récits, ils peuvent révéler les faits marquants d'une génération, et les controverses qui les entourent.

Les détails fournis pas le vécu remémoré apportent une compréhension plus fine des évolutions. Dans l'histoire du travail industriel, le témoignage de ceux qui ont vécu les adaptations techniques, permet de les comprendre dans leur complexité.

Les récits de vie contredisent ou nuancent la version écrite par les médias au moment des faits: faut-il vous rappeler ce que les journaux écrivaient, ce qui se disait sur les chantiers pour justifier leur fermeture? On peut en dire autant des divergences entre les rapports officiels de l'armée et les lettres saisies par la censure de la même armée pendant la guerre 14-18, ou les carnets de notes de certains soldats. Les récits de mémoire contribuent donc à la critique nécessaire des interprétations des faits.

Il arrive que celui qui raconte cherche lui même à attester ses dires: il dévoile alors ses incertitudes, ses sources, ses références. Dans ce cas, il va au-devant du travail de l'historien, pour lui permettre de vérifier ses dires.

Ces récits de vie sont donc très précieux: ils parlent à certains de leurs ascendants, fournissent des traces significatives, apportent des détails du vécu des hommes, des émotions, du sensible dans le froid discours de l'historien, ils permettent une meilleure compréhension des faits, et ils contribuent à la critique de leurs interprétations. Et le vrai travail de l'historien commence après cette production.

c) En effet, le travail de l'historien comporte des exigences et des contraintes:

L'historien est en quête d'une "Vérité" sur le passé. Tout au moins c'est ce qu'un lecteur attend d'un texte d'historien.

• Or de fait, tout travail d'historien procède de la mémoire. Mémoire organisée par le pouvoir, mémoires écrites par des personnalités, des fonctionnaires, mémoire rapportée par les témoins professionnels que sont les journalistes et agents des médias, mémoire collectée par un travail de mémoire des citoyens. Ses premières difficultés proviennent justement de la qualité de ces mémoires.

Le mémorialiste se veut sincère, fidèle aux faits, mais il maîtrise d'autant mieux la rhétorique et la manipulation qu'il a été instruit et puissant.

Et l'historien doit aussi tenir compte de la part de l'oubli, de l'omission, de la mémoire empêchée. La mémoire peut rester enfouie pour des motivations politiques, sociales ou personnelles: Combien a t il fallu de temps pour que des récits de témoins nous parlent des événements de Sétif, en 1945? et en a t-on pour ceux de Madagascar en 3/1947? Possède t-on de nombreux récits de vie de femmes? Certains récits de mémoire naissent justement d'initiatives citoyennes pour lutter contre l'oubli, dans un souci d'équité, mais des mines d'information sont disparues avec des survivants muets.

• En une autre étape, l'historien part à la recherche de preuves documentaires: des textes officiels, des contrats, des vestiges. Il élabore lui même des documents à partir de données d'Etat-Civil, de registres économiques. Mais la preuve peut encore être sujette à caution. Elle est fiable, mais n'est pas de la même nature que les preuves d'une science expérimentale ou d'observation.

C'est pourquoi on peut considérer que le pacte de vérité ne peut être tenu que jusqu'à un certain point, mais toutefois l'historien s'efforce de trouver un chemin vers elle. C'est à ce titre qu'il est crédible, mais non infaillible. Il élabore un texte pour apporter à un lecteur une représentation du passé qui se rapproche le plus possible d'une vérité plausible. Pour cela il a enquêté, suivi des pistes, trouvé des traces, recherché des preuves.

• Et son travail ne se limite pas à un récit du passé. Il cherche à l'expliquer, à lui donner un sens. Pour ce faire, il se pose des questions sur un sujet. Il cherche à donner du sens aux faits en expliquant leur "pourquoi" autant que leur "comment", en décelant leurs spécificités là ou ailleurs. Il exprime des interrelations, des influences, des liens. Il élargit le champ des faits pour les replacer dans un contexte ouvert et plus universel. Il nous aide à comprendre que nous sommes intégrés, actifs ou passifs, dans des processus collectifs qui nous dépassent individuellement. L'histoire du temps présent, discipline relativement récente, nous aide à percevoir les processus contemporains.

• Prenons l'exemple de l'histoire des chantiers:

A partir d'un catalogue chronologique des faits qui ont marqué cette entreprise, l'historien peut chercher les périodes les plus significatives de son évolution: sa naissance, son apogée, son déclin, sa mort. Son apogée se situe avant la guerre 14-18. Pour comprendre les conditions de cet apogée, on peut par cercles concentriques observer l'environnement ou le fameux contexte: l'entreprise proprement dite, les hommes qui la composent, la dirigent et la font prospérer, son emprise matérielle et humaine dans un lieu qui a du lui être propice, puis ses partenaires techniques et commerciaux, politiques, l'environnement plus général des progrès de la 2° révolution industrielle, et aussi le contexte de la vie internationale qui a poussé les états à développer leur marine de guerre et de commerce.

•Dans cette quête, que nous apportent les récits de mémoire? Ils sont souvent indirects, quand ils sont les souvenirs rapportés par des pères ou des grands-pères. Les souvenirs de la vie des ouvriers rappelleront sûrement la dureté des conditions de travail, le poids de l'effort physique, les accidents, les souvenirs de mouvements sociaux, et peut-être quelques détails de la vie quotidienne: les récréations, les bons tours joués au contremaître ou au contraire les relations tendues dans l'atelier. S'ils sont fournis par les dirigeants, nous aurons un autre point de vue. Ils apportent tous des éléments de vie, épurés par le travail de la mémoire et une confrontation avec le présent. Ils apporteront des éléments de narration, pour rendre le récit historique plus lisible, plus agréable à lire.

L'attitude complexe et exigeante de l'historien d'aujourd'hui ne fait certes pas de l'Histoire une science exacte. Mais elle est l'aboutissement d'une évolution, sur laquelle les historiens discutent au cours de nombreux colloques: 2000 a été l'année d'un colloque international des historiens à Oslo, l'occasion d'une université d'été à Toulouse, au cours desquels ont été débattues à nouveau les relations entre mémoire et histoire.

Je voudrais à présent replacer dans un contexte plus général et mondial, d'où viennent ces pratiques de travail de mémoire et comment elles s'intègrent au travail des historiens d'aujourd'hui. M. Joutard en avait fait l'historique dans un article de la revue l'Histoire, il y a 20 ans déjà!

3/ Quelle place tiennent les travaux de mémoire dans le renouvellement des pratiques historiennes?

a) La tradition orale de l'Histoire est attestée par la mythologie antique: Clio est une des 9 muses, enfantées par Zeus et Mémoire, Mnémosyne, pour être, selon la Théogonie d'Hésiode, "l'oubli des maux et la trêve des soucis" Le document oral a été le plus vieux document utilisé par nos plus vieux historiens comme Hérodote ou Thucydide qui avaient déjà pressenti la diversité des témoignages avec un esprit critique.

L'époque dite moderne, au XVI° siècle est celle du texte imprimé. C'est aussi celle de la création d'États très organisés et de plus en plus bureaucratiques en Europe. Depuis cette époque, le document oral a été discrédité, jusqu'à devenir un résidu folklorique indigne d'intérêt à la fin du XIX° siècle. À la fin du XIX°, dans le grand élan scientiste, de foi dans les sciences, l'Histoire a voulu elle aussi devenir scientifique, ne s'appuyant rationnellement que sur des documents écrits. Il fallait lutter contre l'obscurantisme des légendes, des superstitions. L'Histoire développée et enseignée à cette époque est une histoire consensuelle, nationale, politique, raciste, qui fait la part belle à des héros et des personnages quasi stéréotypés. Son maître en est Lavisse. Cette histoire est au service de l'État républicain, nationaliste, conquérant et colonisateur.

• Cependant, à la fin du XIX° siècle, les Européens et les Américains sont confrontés à des sociétés de tradition orale qui suscitent la curiosité d'une minorité d'anthropologues, d'ethnologues, qui engagent un travail de mémoire sur des sociétés appelées sauvages ou primitives; ces sociétés sont confrontées à la guerre, à la colonisation, à la destructuration de leurs traditions, et même menacées d'extinction (les Indiens d'Amérique). Ces nouvelles sciences humaines sont à part et n'intéressent pas encore les historiens.

b) le renouveau de l'histoire orale provient des États-Unis dans les années 30

C'est des États-Unis que nous sont venues les premières pratiques contemporaines du travail de mémoire méthodique sur une mémoire difficile, celle des anciens esclaves noirs et des petits blancs du Sud des EU. C'était en 1934-35. L'entreprise était à l'initiative d'un universitaire, Allan Nevin, soutenue par l'État qui voulait aider des agriculteurs sinistrés par la crise de 29.

En 1949, c'est le début des magnétophones et la multiplication des centres d'archives de mémoire, qui collationnent des milliers d'interviews.

Le développement de ces centres de mémoire s'oriente vers l'expression des mémoires dites difficiles, des mémoires des gens du peuple, des minorités, des persécutés.

Puis cette pratique a gagné les pays anglo-saxons, au début des années 70, où elle a pris un caractère nettement engagé en faveur des travailleurs. Les travaux de mémoire sont initiés par des associations d'histoire locale, par des syndicats, qui œuvrent pour enregistrer une mémoire ouvrière.

En France, on accuse un certain retard pour la collecte de mémoires. Cependant Jacques Ozouf a produit un premier ouvrage d'historien fondé sur des témoignages, en 1967: "les instituteurs d'avant 1914". Mais c'est seulement à partir de 1975 que se produit le décollage de l'activité. Des archives orales sont aussi constituées en vue de produire des mémoires ouvrières, alors qu'on est déjà entré depuis les années 60 dans une restructuration qui remet en cause les bases industrielles de régions entières, et qu'on prend conscience en 1975 de l'entrée dans une nouvelle époque économique, qu'on appelle "crise" à ce moment là, mais qu'on appellera plus tard "mondialisation".

Les Historiens eux-mêmes vivent depuis des décennies dans un contexte de remise en cause de leurs savoirs et de leurs pratiques. Ils remettent en cause depuis l'École des Annales (années 20), l'histoire officiellement enseignée, héritée de Lavisse. Ils aspirent à une histoire plus globale, tenant compte des rapports de forces économiques, des oubliés traditionnels de l'histoire, des mentalités, des courants de pensée. Ils souhaitent tirer profit des sciences humaines voisines: la sociologie, l'anthropologie historique. Certains s'engagent avec des linguistes, des ethnologues dans l'étude de la tradition orale de tout ce qui se transmet sans l'écrit, sans les institutions. C'est un éclatement des champs de l'Histoire.

Et les historiens s'investissent avec un fort esprit critique dans l'usage des documents oraux.

c) la nécessité d'une méthode

Comment utiliser les récits et témoignages de la mémoire individuelle pour écrire l'Histoire? Cela dépend d'abord de leur collecte. Le caractère foncièrement nouveau de l'histoire orale est qu'elle crée des documents artificiellement.

Les historiens qui s'investissent les premiers dans le travail de constitution de documents oraux, s'imposent tout de suite 2 principes de méthode:

- le passage obligatoire à la transcription, avec correct° par les personnes interrogées.

- la séparation entre la constitution d'archives orales et leur traitement historique. Les archives orales constituent une banque de données à la disposition des chercheurs.

La production qui leur semble possible est celle d'un recueil d'interviews corrigées, avec des écrits et des photos à l'appui. M. Martinenq à la Seyne, l'a réalisé pour des récits sur la guerre 39-45.

Il faut y adjoindre un index des personnes et des noms propres.

On peut préfacer un tel ouvrage en montrant son intérêt. Ces ouvrages d'Histoire orale sont des auxiliaires pour les chercheurs.

• Comme la mémoire d'une personne est sélective, elle doit être confrontée à d'autres, pour relever des contradictions qui peuvent être significatives. D'où la nécessité de multiplier les interviews et témoignages.

De plus une même personne doit être interrogée par plusieurs enquêteurs de type différent, devant lesquelles elle ne fera peut-être pas le même récit. On ne dit pas la même chose entre hommes qu'entre un homme et une femme, par exemple. La collecte de documents oraux doit donc se faire dans le cadre d'une équipe.

• L'historien doit s'astreindre à la critique sur le texte de l'entretien, mais aussi sur les procédures pour l'obtenir.

Il doit noter les questions posées scrupuleusement

décrire la méthode utilisée

et rendre lisibles les motivations de l'enquêteur et du témoin.

L'informateur ne dit pas tout. Il faut si possible repérer les lacunes.

• De plus à l'intérieur du discours de l'interviewé, il doit repérer les influences: les stéréotypes véhiculés par les médias, ou un discours syndical, ou les pseudosouvenirs reconstruits collectivement .

Le passage à la transcription écrite est redoutable: on y effectue des choix. Qui dit sélection, dit interprétation.

Il y a aussi l'influence de l'écriture: le choix des mots, la fidélité au langage du témoin, ou l'assimilation à son propre langage? Et la mise en ordre du récit? et la banalisation des émotions par une écriture non esthétique?

Il y a lieu de réfléchir sur les principes de la transcription à adopter, de les dire et de s'y tenir.

* La collection de documents d'archives orales doit encore être archivée, c'est à dire, classée et codée de telle manière qu'on puisse y puiser pour tel ou tel centre d'intérêt: récit de militant syndicaliste, à tel endroit, à telle époque, habitant tel quartier, par exemple.

• Le traitement de ces archives orales peut être alors intégré avec d'autres documents à une recherche historienne sur un sujet donné, une problématique. Ils constituent alors une source d'informations dont on a dit plus haut l'intérêt.

En conclusion, les travaux de mémoire qui sont menés depuis des années à la Seyne peuvent constituer un fond d'archives orales à utiliser dans le cadre de travaux d'historien. Ils doivent passer par la redoutable transcription écrite et au crible d'une critique pour bénéficier du titre de "documents d'archives orales". Nous avons vu combien ces documents, comme d'autres écrits, ne sont pas d'une fiabilité certaine, mais ils apportent des informations précieuses pour les historiens. Ils ont aussi le mérite de faire participer des citoyens à la rédaction de leur histoire. Et je vous invite à méditer sur cette jolie citation de M. Ricœur, philosophe:

"A l'histoire revient le pouvoir d'élargir le regard dans l'espace et dans le temps, la force de la critique dans l'ordre du témoignage, de l'explication et de la compréhension, la maîtrise rhétorique du texte, et plus que tout l'exercice de l'équité à l'égard des revendications concurrentes des mémoires blessées et parfois aveugles au malheur des autres."

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