Il y a 2 situations:
pour certains il s'agit de recueillir la mémoire de la vie des autres; pour
d'autres il s'agit de dire une partie de leur propre vie, inspirée par leur
mémoire.
Cette initiative a plusieurs motifs:
a) de la part de ceux qui expriment la mémoire de leur passé, il y a
souvent la volonté de transmettre un savoir vivre d'antan, mais aussi celle de
dire les épreuves de leur vie. Chaque expression de leur mémoire est un peu une
leçon d'anciens en direction des plus jeunes, c'est aussi à l'heure de la
retraite, la fierté de dire "j'ai fait cela, j'y étais, je l'ai vécu". Ces
récits sont épurés d'emblée des détails de la vie intime, ils concernent
essentiellement la vie sociale, publique pour certains.
Parmi ceux qui expriment les souvenirs du passé, nous rencontrons ceux qui
nous décrivent comment c'était avant, avec moult détails, avec le plaisir de
restituer l'environnement et les souvenirs de leur enfance.
Mais la plupart de ceux qui, à la Seyne, acceptent de livrer les principaux
épisodes de leur vie sociale, expriment une nostalgie, un immense regret d'une
perte irréparable: leur jeunesse, bien sûr, mais surtout le traumatisme de la
perte et de la destruction hâtive de l'outil de travail qui a fait prospérer
la ville pendant plus de 150 ans. Bien entendu, il s'agit des chantiers
navals.
On peut toujours dire que ces nostalgiques n'ont pas su s'adapter aux
réalités de la "mondialisation" qui les avait condamnés. Mais ces anciens
travailleurs des chantiers ont aussi le sentiment d'une injustice, d'un gâchis,
de la négation de leurs efforts, et du travail qui les a structurés eux mêmes.
Ils savent aussi qu'en détruisant les chantiers, certains ont voulu tourner
brutalement une page de l'histoire de la ville, ont voulu changer l'image de la
ville et ont de fait, voulu détruire une part de l'identité de ses habitants.
Dans leur récit, les anciens des chantiers, ressuscitent leur fierté d'avoir
participé à ses prestigieuses réalisations industrielles. Ils ont l'intense
désir qu'on n'oublie pas l'ancienne renommée mondiale de leur activité. Et ils
veulent faire savoir qu'ils n'ont pas failli.
Une de leur motivation profonde est donc celle du "témoignage". Pour
qu'on n'oublie pas, pour que les générations futures intègrent cette image
positive de leur cité, mais aussi pour qu'on rende une sorte de justice,
symbolique, aux travailleurs, quelle que soit leur place dans la hiérarchie de
cette très grande entreprise. Leur initiative est du ressort de la réparation
morale du préjudice qui a été causée à la ville par la perte de ses chantiers.
• C'est en effet autour de cette volonté particulière qu'ont été menées des
initiatives de collection de récits de mémoire, de stockage de témoignages et de
souvenirs divers. Je pense à 3 associations: les Relais de la mémoire, Faire du
neuf avec vous et Sillages. Il semble que ces associations soient composées
essentiellement de producteurs de témoignages. Il s'agit d'échanges de récits
entre membres d'une même génération, ayant une expérience commune au moins par
le métier, la position sociale, l'expérience de la vie syndicale et politique.
Ces initiatives ont donc bien un projet qui est proche de celui qu'on appelle
le "devoir de mémoire", et qui est pratiqué par bien d'autres.
[Le devoir de mémoire est réservé aux grandes épreuves structurantes
de notre communauté: les faits fondateurs, les Révolutions, les guerres, les
Résistances. C'est une expression que je n'aime guère tant ce devoir de mémoire
peut être l'outil d'une manipulation des esprits par le pouvoir du moment: je
rappellerai seulement l'usage de la "ligne bleue des Vosges" pour préparer une
génération au sacrifice de la guerre 14 -18. Ce devoir a cependant sa noblesse,
et il est porté par les associations d'Anciens Combattants, de Résistants, de
Déportés, et soutenu par l'État, et d'autres institutions publiques, par le
rituel des fêtes commémoratives, les relais des médias et de l'Éducation
nationale. ]
Si le travail de ces témoins est proche du devoir de mémoire, ce n'est pas
pour établir un culte de la mémoire des chantiers ni pour se replier sur leurs
souvenirs clos, que les associations susdites sont nées. Nous savons ce que
Sillages a fait de son travail: il a donné à la ville sa collecte de documents
et de maquettes dans l'espoir de la naissance d'un musée de la construction
navale et il a produit, comme M. Autran, également, une histoire descriptive de
la construction navale à La Seyne. Vous verrez en fin de journée, la première
cassette pédagogique que les Relais de la mémoire ont produite à partir de leurs
collections, sur un thème de l'histoire des chantiers, les jeunes au travail aux
Chantiers.
J'espère ne pas avoir trahi les motivations de ceux qui ont entrepris ces
collections d'archives orales.
b) Quelle est la position de ceux qui sollicitent ces souvenirs et ces
récits?
- Une communication intergénérationnelle et entre personnes ayant des vécus
différents
• Les enquêteurs sont généralement plus jeunes d'une génération au moins.
Au niveau individuel, celui qui écoute les anciens renoue avec la
curiosité de l'enfant qui écoute discrètement les "Grands", pour comprendre d'où
il vient et pour savoir où il peut aller. Il se laisse charmer par l'expérience
du voyage dans le temps. Bien sûr il vibre aux émotions et aux duretés de la vie
d'un autre; il est un peu voyeur; il vit par l'autre. C'est sa curiosité qui le
guide, mais en même temps, il a un grand respect pour cette vie, pour ce cadeau
qu'on lui fait de ce récit, et en fin de compte il lui rend tacitement hommage.
Il s'agit d'un échange entre 2 personnes de générations différentes, et ayant
un vécu différent.
L'expression de celui qui raconte présente comme originalité, un caractère un
peu fluctuant, des redondances, des apartés. Il recherche l'approbation de
l'enquêteur. Il révèle ainsi ses liens personnels avec les informations qu'il
transmet. Il peut s'établir entre les 2 interlocuteurs une complicité et c'est
dans ce climat que s'effectuent les entretiens de mémoire les plus agréablement
ressentis. C'est donc un mode de communication mêlé de plaisir, c'est un
échange entre générations, fondé sur les questions de l'un et le désir de
parole de l'autre.
- la quête d'un savoir sur le passé
Cependant, l'historien qui interroge un témoin du passé ne s'adresse pas sans
but, à celui qui accorde son récit de vie .
Son objectif conscient est la quête d'un savoir sur le passé. Il s'est choisi
plus ou moins librement un thème d'étude. Le thème d'étude est déjà choisi,
consciemment ou non, en résonance avec son vécu et ses propres centres
d'intérêt; s'il est dirigé par un Professeur, il a dû négocier son sujet avec
les suggestions du responsable de la recherche. Son choix de sujet n'est pas
"neutre".
Sur le thème d'études, il se pose un certain nombre de questions pour
comprendre, pour donner du sens aux faits qu'il piste à la trace. Dans le cadre
de l'entretien avec un témoin, il tente de le diriger par des questions au
service de son étude. L'historien oriente donc le travail de remémoration du
témoin.
L'expression de celui qui raconte présente comme originalité, un caractère un
peu fluctuant, des redondances, des apartés. L'interviewé recherche
l'approbation de l'enquêteur. Il révèle ainsi ses liens personnels avec les
informations qu'il transmet. L'enquêteur valorise certains faits, par son
intérêt, par l'importance qu'il leur accorde, et en cela il contribue à modifier
la représentation du passé que porte en lui le témoin. C'est aussi dans cette
interaction fluide que s'exprime le témoignage recherché dans la mémoire.
Ce témoignage devient donc la rencontre de 2 subjectivités qui
s'interfèrent.
2/ Qu'est ce que "les récits de mémoire" apportent à l'historien?
L'historien est en quête d'une représentation du passé qu'il souhaite la plus
"vraie" possible. Et son travail est forcément postérieur à celui de la mémoire.
a) Que nous suggère notre mémoire?
On pourrait distinguer l'expression spontanée de la mémoire et le travail de
remémoration qui demande un effort sollicité par une interrogation.
Je voudrais dire quelques mots sur le fonctionnement de la mémoire. Les
psychiatres se sont particulièrement intéressés aux fonctions d'enregistrement
et de résurgence des souvenirs. Il y a d'autres approches de l'étude de la
mémoire, mais c'est celle des psychiatres qui intéressent le plus les
historiens.
• La mémoire est la propriété de conserver, de restituer des
informations, et d'oublier. La mémoire est une activité perpétuelle du cerveau
et les neurophysiologues considèrent qu'elle met en action tout le cerveau.
Nous nous repérons dans le temps et dans notre vie par des faits qui se
situent à différents moments selon des échelles de temps différentes: nous avons
une mémoire des temps anciens, qui semble souvent fixée, mais qui s'affaiblit
progressivement; une mémoire du moyen terme des événements de notre vie depuis
quelques années, et une mémoire à court terme, une mémoire immédiate, que nous
utilisons particulièrement dans le travail et la vie quotidienne.
Cette activité de mémoire passe par l'enregistrement de sensations, par la
verbalisation et la visualisation. Elle procède en fait d'une rationalisation
plus ou moins consciente pour trier, classer, coder, les informations
enregistrées. Nous pratiquons sans cesse l'oubli autant que la mémorisation.
Tout ce qui ne nous semble pas utile, est discrètement passé à la trappe. C'est
le premier tri. Tout ce qui n'est pas rappelé passe à l'arrière plan de
notre mémoire et se dirige vers l'oubli, comme quand on classe les documents
d'un ordinateur par date de modification. Ce qui est occulté, est aussi ce qui
dérange l'image que nous voulons offrir de nous mêmes ou de notre groupe.
Le stockage est organisé par un codage lié à l'empreinte mnémonique:
sensoriel essentiellement par la trace auditive ou visuelle. La trace auditive
peut aussi être verbale. Le stockage des informations se fait encore par un
travail de résumé, de regroupement synthétique. Le souvenir se condense d'une
manière symbolique par le langage, le concept, l'idée, qui porte un ensemble
complexe d'impressions, d'arguments. On en arrive à une mémoire conceptuelle.
Pour que le souvenir soit durable, il peut être artificiellement entretenu
par la répétition, par la remémoration active: album de photos, agenda, journal
personnel, en sont des outils.
Le conditionnement psychique est le plus déterminant: c'est l'émotion
provoquée par le fait qui marque plus ou moins fortement la trace, le
traumatisme ou le grand plaisir, le grand émoi en tout cas. Ce peut être aussi
l'émotion de l'autre qui marque un fait. La confrontation des événements vécus
collectivement conforte et façonne la représentation qu'on stocke en mémoire.
Nous pouvons être porteurs de souvenirs qui ne sont pas vraiment les nôtres,
mais qui nous ont été rapportés et inscrits tels dans notre mémoire. Et la
survie des informations dans la mémoire de l'individu ne dépend pas de leur
exactitude mais de leur pertinence par rapport à un projet de l'usage de sa
mémoire: son inconscient, ses références , ses valeurs, par rapport à ce qui
donne sens à sa vie.
En définitive la mémoire garde un "essentiel" qui est une part de notre
identité, qui est aussi une mise en scène de notre personne, et qui a sans doute
été sélectionné en grande partie par notre inconscient et notre système de
valeurs.
b) Compte tenu de la forte subjectivité de la mémoire, qu'est ce que la
mémoire orale apporte à l'historien?
Pour l’historien, en quête d'une recomposition rationnelle du passé, le récit
oral constitue une source d'information indéniable, précieuse, mais peu fiable,
fortement empreinte d'affectivité, comme je vous l'ai montré.
Les récits de mémoire collectés actuellement, ne couvrent qu'une période
de temps limitée au dernier siècle. C'est surtout dans le cadre d'une
histoire récente qu'ils sont utiles. Dans un passé plus lointain, nous avons peu
de récits de vie écrits, par des personnes de condition modeste, et leur
fiabilité est encore plus critiquée. Nous sommes contraints pour le passé plus
lointain d'utiliser les méthodes d'analyse de la tradition orale, à travers la
transmission de certains savoirs, certaines pratiques, coutumes etc…
Si nous possédons pour ce dernier siècle, de plus en plus de témoignages de
vie, c'est aussi grâce à une évolution de notre société: nous sommes plus
instruits, nous vivons plus vieux, dans un état de semi-loisir qui nous permet
ce travail de remémoration. Nous disposons d'outils commodes, les magnétophones,
pour enregistrer la parole, et nous pouvons filmer le conteur et les vestiges
dont il parle. Nous sommes aussi inquiets de la rapidité des changements de
notre société.
Les récits de mémoire possèdent des caractères spécifiques: ils apportent
un plaisir: celui de la "reconnaissance" pour les contemporains mais
aussi pour leurs descendants. On "se reconnaît" dans les récits de vie. Ils
redonnent vie au passé, ce qu'un discours d'historien ne réussit pas toujours,
d'autant plus que ce n'est pas son objectif. Nous pourrions dire qu'ils sont
"la chair" d'un discours d'historien.
Les récits de mémoire apportent aux historiens des traces du passé et
des pistes à explorer. Par la multiplication des récits, ils peuvent
révéler les faits marquants d'une génération, et les controverses qui les
entourent.
Les détails fournis pas le vécu remémoré apportent une compréhension plus
fine des évolutions. Dans l'histoire du travail industriel, le témoignage de
ceux qui ont vécu les adaptations techniques, permet de les comprendre dans leur
complexité.
Les récits de vie contredisent ou nuancent la version écrite par les
médias au moment des faits: faut-il vous rappeler ce que les journaux
écrivaient, ce qui se disait sur les chantiers pour justifier leur fermeture? On
peut en dire autant des divergences entre les rapports officiels de l'armée et
les lettres saisies par la censure de la même armée pendant la guerre 14-18, ou
les carnets de notes de certains soldats. Les récits de mémoire contribuent donc
à la critique nécessaire des interprétations des faits.
Il arrive que celui qui raconte cherche lui même à attester ses dires: il
dévoile alors ses incertitudes, ses sources, ses références. Dans ce cas, il va
au-devant du travail de l'historien, pour lui permettre de vérifier ses dires.
Ces récits de vie sont donc très précieux: ils parlent à certains de leurs
ascendants, fournissent des traces significatives, apportent des détails du vécu
des hommes, des émotions, du sensible dans le froid discours de l'historien, ils
permettent une meilleure compréhension des faits, et ils contribuent à la
critique de leurs interprétations. Et le vrai travail de l'historien
commence après cette production.
c) En effet, le travail de l'historien comporte des exigences et des
contraintes:
L'historien est en quête d'une "Vérité" sur le passé. Tout au moins c'est ce
qu'un lecteur attend d'un texte d'historien.
• Or de fait, tout travail d'historien procède de la mémoire. Mémoire
organisée par le pouvoir, mémoires écrites par des personnalités, des
fonctionnaires, mémoire rapportée par les témoins professionnels que sont les
journalistes et agents des médias, mémoire collectée par un travail de mémoire
des citoyens. Ses premières difficultés proviennent justement de la qualité de
ces mémoires.
Le mémorialiste se veut sincère, fidèle aux faits, mais il maîtrise d'autant
mieux la rhétorique et la manipulation qu'il a été instruit et puissant.
Et l'historien doit aussi tenir compte de la part de l'oubli, de
l'omission, de la mémoire empêchée. La mémoire peut rester enfouie pour des
motivations politiques, sociales ou personnelles: Combien a t il fallu de temps
pour que des récits de témoins nous parlent des événements de Sétif, en 1945? et
en a t-on pour ceux de Madagascar en 3/1947? Possède t-on de nombreux récits de
vie de femmes? Certains récits de mémoire naissent justement d'initiatives
citoyennes pour lutter contre l'oubli, dans un souci d'équité, mais des mines
d'information sont disparues avec des survivants muets.
• En une autre étape, l'historien part à la recherche de preuves
documentaires: des textes officiels, des contrats, des vestiges. Il élabore
lui même des documents à partir de données d'Etat-Civil, de registres
économiques. Mais la preuve peut encore être sujette à caution. Elle est fiable,
mais n'est pas de la même nature que les preuves d'une science expérimentale ou
d'observation.
C'est pourquoi on peut considérer que le pacte de vérité ne peut être tenu
que jusqu'à un certain point, mais toutefois l'historien s'efforce de trouver un
chemin vers elle. C'est à ce titre qu'il est crédible, mais non infaillible.
Il élabore un texte pour apporter à un lecteur une représentation du passé
qui se rapproche le plus possible d'une vérité plausible. Pour cela il a
enquêté, suivi des pistes, trouvé des traces, recherché des preuves.
• Et son travail ne se limite pas à un récit du passé. Il cherche à
l'expliquer, à lui donner un sens. Pour ce faire, il se pose des questions
sur un sujet. Il cherche à donner du sens aux faits en expliquant leur
"pourquoi" autant que leur "comment", en décelant leurs spécificités là ou
ailleurs. Il exprime des interrelations, des influences, des liens. Il élargit
le champ des faits pour les replacer dans un contexte ouvert et plus universel.
Il nous aide à comprendre que nous sommes intégrés, actifs ou passifs, dans des
processus collectifs qui nous dépassent individuellement. L'histoire du temps
présent, discipline relativement récente, nous aide à percevoir les processus
contemporains.
• Prenons l'exemple de l'histoire des chantiers:
A partir d'un catalogue chronologique des faits qui ont marqué cette
entreprise, l'historien peut chercher les périodes les plus significatives de
son évolution: sa naissance, son apogée, son déclin, sa mort. Son apogée se
situe avant la guerre 14-18. Pour comprendre les conditions de cet apogée, on
peut par cercles concentriques observer l'environnement ou le fameux contexte:
l'entreprise proprement dite, les hommes qui la composent, la dirigent et la
font prospérer, son emprise matérielle et humaine dans un lieu qui a du lui être
propice, puis ses partenaires techniques et commerciaux, politiques,
l'environnement plus général des progrès de la 2° révolution industrielle, et
aussi le contexte de la vie internationale qui a poussé les états à développer
leur marine de guerre et de commerce.
•Dans cette quête, que nous apportent les récits de mémoire? Ils sont
souvent indirects, quand ils sont les souvenirs rapportés par des pères ou des
grands-pères. Les souvenirs de la vie des ouvriers rappelleront sûrement la
dureté des conditions de travail, le poids de l'effort physique, les accidents,
les souvenirs de mouvements sociaux, et peut-être quelques détails de la vie
quotidienne: les récréations, les bons tours joués au contremaître ou au
contraire les relations tendues dans l'atelier. S'ils sont fournis par les
dirigeants, nous aurons un autre point de vue. Ils apportent tous des
éléments de vie, épurés par le travail de la mémoire et une confrontation
avec le présent. Ils apporteront des éléments de narration, pour rendre le récit
historique plus lisible, plus agréable à lire.
L'attitude complexe et exigeante de l'historien d'aujourd'hui ne fait certes
pas de l'Histoire une science exacte. Mais elle est l'aboutissement d'une
évolution, sur laquelle les historiens discutent au cours de nombreux colloques:
2000 a été l'année d'un colloque international des historiens à Oslo, l'occasion
d'une université d'été à Toulouse, au cours desquels ont été débattues à nouveau
les relations entre mémoire et histoire.
Je voudrais à présent replacer dans un contexte plus général et mondial, d'où
viennent ces pratiques de travail de mémoire et comment elles s'intègrent au
travail des historiens d'aujourd'hui. M. Joutard en avait fait l'historique dans
un article de la revue l'Histoire, il y a 20 ans déjà!
3/ Quelle place tiennent les travaux de mémoire dans le
renouvellement des pratiques historiennes?
a) La tradition orale de l'Histoire est attestée par la mythologie
antique: Clio est une des 9 muses, enfantées par Zeus et Mémoire, Mnémosyne,
pour être, selon la Théogonie d'Hésiode, "l'oubli des maux et la trêve des
soucis" Le document oral a été le plus vieux document utilisé par nos plus vieux
historiens comme Hérodote ou Thucydide qui avaient déjà pressenti la diversité
des témoignages avec un esprit critique.
L'époque dite moderne, au XVI° siècle est celle du texte imprimé. C'est aussi
celle de la création d'États très organisés et de plus en plus bureaucratiques
en Europe. Depuis cette époque, le document oral a été discrédité, jusqu'à
devenir un résidu folklorique indigne d'intérêt à la fin du XIX° siècle. À
la fin du XIX°, dans le grand élan scientiste, de foi dans les sciences,
l'Histoire a voulu elle aussi devenir scientifique, ne s'appuyant
rationnellement que sur des documents écrits. Il fallait lutter contre
l'obscurantisme des légendes, des superstitions. L'Histoire développée et
enseignée à cette époque est une histoire consensuelle, nationale, politique,
raciste, qui fait la part belle à des héros et des personnages quasi
stéréotypés. Son maître en est Lavisse. Cette histoire est au service de l'État
républicain, nationaliste, conquérant et colonisateur.
• Cependant, à la fin du XIX° siècle, les Européens et les Américains sont
confrontés à des sociétés de tradition orale qui suscitent la curiosité d'une
minorité d'anthropologues, d'ethnologues, qui engagent un travail de mémoire sur
des sociétés appelées sauvages ou primitives; ces sociétés sont confrontées à la
guerre, à la colonisation, à la destructuration de leurs traditions, et même
menacées d'extinction (les Indiens d'Amérique). Ces nouvelles sciences humaines
sont à part et n'intéressent pas encore les historiens.
b) le renouveau de l'histoire orale provient des États-Unis dans les
années 30
C'est des États-Unis que nous sont venues les premières pratiques
contemporaines du travail de mémoire méthodique sur une mémoire difficile, celle
des anciens esclaves noirs et des petits blancs du Sud des EU. C'était en
1934-35. L'entreprise était à l'initiative d'un universitaire, Allan
Nevin, soutenue par l'État qui voulait aider des agriculteurs sinistrés par la
crise de 29.
En 1949, c'est le début des magnétophones et la multiplication des
centres d'archives de mémoire, qui collationnent des milliers d'interviews.
Le développement de ces centres de mémoire s'oriente vers l'expression des
mémoires dites difficiles, des mémoires des gens du peuple, des minorités,
des persécutés.
Puis cette pratique a gagné les pays anglo-saxons, au début des années 70, où
elle a pris un caractère nettement engagé en faveur des travailleurs. Les
travaux de mémoire sont initiés par des associations d'histoire locale, par des
syndicats, qui œuvrent pour enregistrer une mémoire ouvrière.
En France, on accuse un certain retard pour la collecte de mémoires.
Cependant Jacques Ozouf a produit un premier ouvrage d'historien fondé sur des
témoignages, en 1967: "les instituteurs d'avant 1914". Mais c'est seulement à
partir de 1975 que se produit le décollage de l'activité. Des archives orales
sont aussi constituées en vue de produire des mémoires ouvrières, alors qu'on
est déjà entré depuis les années 60 dans une restructuration qui remet en cause
les bases industrielles de régions entières, et qu'on prend conscience en 1975
de l'entrée dans une nouvelle époque économique, qu'on appelle "crise" à ce
moment là, mais qu'on appellera plus tard "mondialisation".
Les Historiens eux-mêmes vivent depuis des décennies dans un contexte de
remise en cause de leurs savoirs et de leurs pratiques. Ils remettent en cause
depuis l'École des Annales (années 20), l'histoire officiellement enseignée,
héritée de Lavisse. Ils aspirent à une histoire plus globale, tenant compte des
rapports de forces économiques, des oubliés traditionnels de l'histoire, des
mentalités, des courants de pensée. Ils souhaitent tirer profit des sciences
humaines voisines: la sociologie, l'anthropologie historique. Certains
s'engagent avec des linguistes, des ethnologues dans l'étude de la tradition
orale de tout ce qui se transmet sans l'écrit, sans les institutions. C'est un
éclatement des champs de l'Histoire.
Et les historiens s'investissent avec un fort esprit critique dans l'usage
des documents oraux.
c) la nécessité d'une méthode
Comment utiliser les récits et témoignages de la mémoire individuelle pour
écrire l'Histoire? Cela dépend d'abord de leur collecte. Le caractère
foncièrement nouveau de l'histoire orale est qu'elle crée des documents
artificiellement.
Les historiens qui s'investissent les premiers dans le travail de
constitution de documents oraux, s'imposent tout de suite 2 principes de
méthode:
- le passage obligatoire à la transcription, avec correct° par les
personnes interrogées.
- la séparation entre la constitution d'archives orales et leur traitement
historique. Les archives orales constituent une banque de données à la
disposition des chercheurs.
La production qui leur semble possible est celle d'un recueil d'interviews
corrigées, avec des écrits et des photos à l'appui. M. Martinenq à la Seyne,
l'a réalisé pour des récits sur la guerre 39-45.
Il faut y adjoindre un index des personnes et des noms propres.
On peut préfacer un tel ouvrage en montrant son intérêt. Ces ouvrages
d'Histoire orale sont des auxiliaires pour les chercheurs.
• Comme la mémoire d'une personne est sélective, elle doit être confrontée à
d'autres, pour relever des contradictions qui peuvent être significatives. D'où
la nécessité de multiplier les interviews et témoignages.
De plus une même personne doit être interrogée par plusieurs enquêteurs de
type différent, devant lesquelles elle ne fera peut-être pas le même récit. On
ne dit pas la même chose entre hommes qu'entre un homme et une femme, par
exemple. La collecte de documents oraux doit donc se faire dans le cadre
d'une équipe.
• L'historien doit s'astreindre à la critique sur le texte de l'entretien,
mais aussi sur les procédures pour l'obtenir.
Il doit noter les questions posées scrupuleusement
-
-
-
décrire la méthode utilisée
-
et rendre lisibles les motivations de l'enquêteur et du témoin.
-
L'informateur ne dit pas tout. Il faut si possible repérer les lacunes.
• De plus à l'intérieur du discours de l'interviewé, il doit
repérer les influences: les stéréotypes véhiculés par les médias, ou un
discours syndical, ou les pseudosouvenirs reconstruits collectivement .
•Le passage à la transcription écrite est redoutable: on y effectue
des choix. Qui dit sélection, dit interprétation.
Il y a aussi l'influence de l'écriture: le choix des mots, la fidélité au
langage du témoin, ou l'assimilation à son propre langage? Et la mise en ordre
du récit? et la banalisation des émotions par une écriture non esthétique?
Il y a lieu de réfléchir sur les principes de la transcription à
adopter, de les dire et de s'y tenir.
* La collection de documents d'archives orales doit encore être
archivée, c'est à dire, classée et codée de telle manière qu'on puisse y
puiser pour tel ou tel centre d'intérêt: récit de militant syndicaliste, à tel
endroit, à telle époque, habitant tel quartier, par exemple.
• Le traitement de ces archives orales peut être alors intégré avec d'autres
documents à une recherche historienne sur un sujet donné, une problématique. Ils
constituent alors une source d'informations dont on a dit plus haut l'intérêt.
En conclusion, les travaux de mémoire qui sont menés depuis des années
à la Seyne peuvent constituer un fond d'archives orales à utiliser dans le cadre
de travaux d'historien. Ils doivent passer par la redoutable transcription
écrite et au crible d'une critique pour bénéficier du titre de "documents
d'archives orales". Nous avons vu combien ces documents, comme d'autres
écrits, ne sont pas d'une fiabilité certaine, mais ils apportent des
informations précieuses pour les historiens. Ils ont aussi le mérite de faire
participer des citoyens à la rédaction de leur histoire. Et je vous invite à
méditer sur cette jolie citation de M. Ricœur, philosophe:
"A l'histoire revient le pouvoir d'élargir le regard dans l'espace et dans
le temps, la force de la critique dans l'ordre du témoignage, de
l'explication et de la compréhension, la maîtrise rhétorique du texte, et plus
que tout l'exercice de l'équité à l'égard des revendications concurrentes des
mémoires blessées et parfois aveugles au malheur des autres."