Il y a 2 situations: 
pour certains il s'agit de recueillir la mémoire de la vie des autres; pour 
d'autres il s'agit de dire une partie de leur propre vie, inspirée par leur 
mémoire. 
Cette initiative a plusieurs motifs: 
a) de la part de ceux qui expriment la mémoire de leur passé, il y a 
souvent la volonté de transmettre un savoir vivre d'antan, mais aussi celle de 
dire les épreuves de leur vie. Chaque expression de leur mémoire est un peu une 
leçon d'anciens en direction des plus jeunes, c'est aussi à l'heure de la 
retraite, la fierté de dire "j'ai fait cela, j'y étais, je l'ai vécu". Ces 
récits sont épurés d'emblée des détails de la vie intime, ils concernent 
essentiellement la vie sociale, publique pour certains. 
Parmi ceux qui expriment les souvenirs du passé, nous rencontrons ceux qui 
nous décrivent comment c'était avant, avec moult détails, avec le plaisir de 
restituer l'environnement et les souvenirs de leur enfance. 
Mais la plupart de ceux qui, à la Seyne, acceptent de livrer les principaux 
épisodes de leur vie sociale, expriment une nostalgie, un immense regret d'une 
perte irréparable: leur jeunesse, bien sûr, mais surtout le traumatisme de la 
perte et de la destruction hâtive de l'outil de travail qui a fait prospérer 
la ville pendant plus de 150 ans. Bien entendu, il s'agit des chantiers 
navals. 
On peut toujours dire que ces nostalgiques n'ont pas su s'adapter aux 
réalités de la "mondialisation" qui les avait condamnés. Mais ces anciens 
travailleurs des chantiers ont aussi le sentiment d'une injustice, d'un gâchis, 
de la négation de leurs efforts, et du travail qui les a structurés eux mêmes. 
Ils savent aussi qu'en détruisant les chantiers, certains ont voulu tourner 
brutalement une page de l'histoire de la ville, ont voulu changer l'image de la 
ville et ont de fait, voulu détruire une part de l'identité de ses habitants. 
Dans leur récit, les anciens des chantiers, ressuscitent leur fierté d'avoir 
participé à ses prestigieuses réalisations industrielles. Ils ont l'intense 
désir qu'on n'oublie pas l'ancienne renommée mondiale de leur activité. Et ils 
veulent faire savoir qu'ils n'ont pas failli. 
Une de leur motivation profonde est donc celle du "témoignage". Pour 
qu'on n'oublie pas, pour que les générations futures intègrent cette image 
positive de leur cité, mais aussi pour qu'on rende une sorte de justice, 
symbolique, aux travailleurs, quelle que soit leur place dans la hiérarchie de 
cette très grande entreprise. Leur initiative est du ressort de la réparation 
morale du préjudice qui a été causée à la ville par la perte de ses chantiers. 
• C'est en effet autour de cette volonté particulière qu'ont été menées des 
initiatives de collection de récits de mémoire, de stockage de témoignages et de 
souvenirs divers. Je pense à 3 associations: les Relais de la mémoire, Faire du 
neuf avec vous et Sillages. Il semble que ces associations soient composées 
essentiellement de producteurs de témoignages. Il s'agit d'échanges de récits 
entre membres d'une même génération, ayant une expérience commune au moins par 
le métier, la position sociale, l'expérience de la vie syndicale et politique. 
Ces initiatives ont donc bien un projet qui est proche de celui qu'on appelle 
le "devoir de mémoire", et qui est pratiqué par bien d'autres. 
[Le devoir de mémoire est réservé aux grandes épreuves structurantes 
de notre communauté: les faits fondateurs, les Révolutions, les guerres, les 
Résistances. C'est une expression que je n'aime guère tant ce devoir de mémoire 
peut être l'outil d'une manipulation des esprits par le pouvoir du moment: je 
rappellerai seulement l'usage de la "ligne bleue des Vosges" pour préparer une 
génération au sacrifice de la guerre 14 -18. Ce devoir a cependant sa noblesse, 
et il est porté par les associations d'Anciens Combattants, de Résistants, de 
Déportés, et soutenu par l'État, et d'autres institutions publiques, par le 
rituel des fêtes commémoratives, les relais des médias et de l'Éducation 
nationale. ] 
Si le travail de ces témoins est proche du devoir de mémoire, ce n'est pas 
pour établir un culte de la mémoire des chantiers ni pour se replier sur leurs 
souvenirs clos, que les associations susdites sont nées. Nous savons ce que 
Sillages a fait de son travail: il a donné à la ville sa collecte de documents 
et de maquettes dans l'espoir de la naissance d'un musée de la construction 
navale et il a produit, comme M. Autran, également, une histoire descriptive de 
la construction navale à La Seyne. Vous verrez en fin de journée, la première 
cassette pédagogique que les Relais de la mémoire ont produite à partir de leurs 
collections, sur un thème de l'histoire des chantiers, les jeunes au travail aux 
Chantiers. 
J'espère ne pas avoir trahi les motivations de ceux qui ont entrepris ces 
collections d'archives orales. 
b) Quelle est la position de ceux qui sollicitent ces souvenirs et ces 
récits? 
- Une communication intergénérationnelle et entre personnes ayant des vécus 
différents 
• Les enquêteurs sont généralement plus jeunes d'une génération au moins. 
Au niveau individuel, celui qui écoute les anciens renoue avec la 
curiosité de l'enfant qui écoute discrètement les "Grands", pour comprendre d'où 
il vient et pour savoir où il peut aller. Il se laisse charmer par l'expérience 
du voyage dans le temps. Bien sûr il vibre aux émotions et aux duretés de la vie 
d'un autre; il est un peu voyeur; il vit par l'autre. C'est sa curiosité qui le 
guide, mais en même temps, il a un grand respect pour cette vie, pour ce cadeau 
qu'on lui fait de ce récit, et en fin de compte il lui rend tacitement hommage. 
Il s'agit d'un échange entre 2 personnes de générations différentes, et ayant 
un vécu différent. 
L'expression de celui qui raconte présente comme originalité, un caractère un 
peu fluctuant, des redondances, des apartés. Il recherche l'approbation de 
l'enquêteur. Il révèle ainsi ses liens personnels avec les informations qu'il 
transmet. Il peut s'établir entre les 2 interlocuteurs une complicité et c'est 
dans ce climat que s'effectuent les entretiens de mémoire les plus agréablement 
ressentis. C'est donc un mode de communication mêlé de plaisir, c'est un 
échange entre générations, fondé sur les questions de l'un et le désir de 
parole de l'autre. 
- la quête d'un savoir sur le passé 
Cependant, l'historien qui interroge un témoin du passé ne s'adresse pas sans 
but, à celui qui accorde son récit de vie . 
Son objectif conscient est la quête d'un savoir sur le passé. Il s'est choisi 
plus ou moins librement un thème d'étude. Le thème d'étude est déjà choisi, 
consciemment ou non, en résonance avec son vécu et ses propres centres 
d'intérêt; s'il est dirigé par un Professeur, il a dû négocier son sujet avec 
les suggestions du responsable de la recherche. Son choix de sujet n'est pas 
"neutre". 
Sur le thème d'études, il se pose un certain nombre de questions pour 
comprendre, pour donner du sens aux faits qu'il piste à la trace. Dans le cadre 
de l'entretien avec un témoin, il tente de le diriger par des questions au 
service de son étude. L'historien oriente donc le travail de remémoration du 
témoin. 
L'expression de celui qui raconte présente comme originalité, un caractère un 
peu fluctuant, des redondances, des apartés. L'interviewé recherche 
l'approbation de l'enquêteur. Il révèle ainsi ses liens personnels avec les 
informations qu'il transmet. L'enquêteur valorise certains faits, par son 
intérêt, par l'importance qu'il leur accorde, et en cela il contribue à modifier 
la représentation du passé que porte en lui le témoin. C'est aussi dans cette 
interaction fluide que s'exprime le témoignage recherché dans la mémoire. 
Ce témoignage devient donc la rencontre de 2 subjectivités qui 
s'interfèrent. 
2/ Qu'est ce que "les récits de mémoire" apportent à l'historien? 
L'historien est en quête d'une représentation du passé qu'il souhaite la plus 
"vraie" possible. Et son travail est forcément postérieur à celui de la mémoire. 
a) Que nous suggère notre mémoire? 
On pourrait distinguer l'expression spontanée de la mémoire et le travail de 
remémoration qui demande un effort sollicité par une interrogation. 
Je voudrais dire quelques mots sur le fonctionnement de la mémoire. Les 
psychiatres se sont particulièrement intéressés aux fonctions d'enregistrement 
et de résurgence des souvenirs. Il y a d'autres approches de l'étude de la 
mémoire, mais c'est celle des psychiatres qui intéressent le plus les 
historiens. 
• La mémoire est la propriété de conserver, de restituer des 
informations, et d'oublier. La mémoire est une activité perpétuelle du cerveau 
et les neurophysiologues considèrent qu'elle met en action tout le cerveau. 
Nous nous repérons dans le temps et dans notre vie par des faits qui se 
situent à différents moments selon des échelles de temps différentes: nous avons 
une mémoire des temps anciens, qui semble souvent fixée, mais qui s'affaiblit 
progressivement; une mémoire du moyen terme des événements de notre vie depuis 
quelques années, et une mémoire à court terme, une mémoire immédiate, que nous 
utilisons particulièrement dans le travail et la vie quotidienne. 
Cette activité de mémoire passe par l'enregistrement de sensations, par la 
verbalisation et la visualisation. Elle procède en fait d'une rationalisation 
plus ou moins consciente pour trier, classer, coder, les informations 
enregistrées. Nous pratiquons sans cesse l'oubli autant que la mémorisation. 
Tout ce qui ne nous semble pas utile, est discrètement passé à la trappe. C'est 
le premier tri. Tout ce qui n'est pas rappelé passe à l'arrière plan de 
notre mémoire et se dirige vers l'oubli, comme quand on classe les documents 
d'un ordinateur par date de modification. Ce qui est occulté, est aussi ce qui 
dérange l'image que nous voulons offrir de nous mêmes ou de notre groupe. 
Le stockage est organisé par un codage lié à l'empreinte mnémonique: 
sensoriel essentiellement par la trace auditive ou visuelle. La trace auditive 
peut aussi être verbale. Le stockage des informations se fait encore par un 
travail de résumé, de regroupement synthétique. Le souvenir se condense d'une 
manière symbolique par le langage, le concept, l'idée, qui porte un ensemble 
complexe d'impressions, d'arguments. On en arrive à une mémoire conceptuelle. 
Pour que le souvenir soit durable, il peut être artificiellement entretenu 
par la répétition, par la remémoration active: album de photos, agenda, journal 
personnel, en sont des outils. 
Le conditionnement psychique est le plus déterminant: c'est l'émotion 
provoquée par le fait qui marque plus ou moins fortement la trace, le 
traumatisme ou le grand plaisir, le grand émoi en tout cas. Ce peut être aussi 
l'émotion de l'autre qui marque un fait. La confrontation des événements vécus 
collectivement conforte et façonne la représentation qu'on stocke en mémoire. 
Nous pouvons être porteurs de souvenirs qui ne sont pas vraiment les nôtres, 
mais qui nous ont été rapportés et inscrits tels dans notre mémoire. Et la 
survie des informations dans la mémoire de l'individu ne dépend pas de leur 
exactitude mais de leur pertinence par rapport à un projet de l'usage de sa 
mémoire: son inconscient, ses références , ses valeurs, par rapport à ce qui 
donne sens à sa vie. 
En définitive la mémoire garde un "essentiel" qui est une part de notre 
identité, qui est aussi une mise en scène de notre personne, et qui a sans doute 
été sélectionné en grande partie par notre inconscient et notre système de 
valeurs. 
b) Compte tenu de la forte subjectivité de la mémoire, qu'est ce que la 
mémoire orale apporte à l'historien? 
Pour l’historien, en quête d'une recomposition rationnelle du passé, le récit 
oral constitue une source d'information indéniable, précieuse, mais peu fiable, 
fortement empreinte d'affectivité, comme je vous l'ai montré. 
Les récits de mémoire collectés actuellement, ne couvrent qu'une période 
de temps limitée au dernier siècle. C'est surtout dans le cadre d'une 
histoire récente qu'ils sont utiles. Dans un passé plus lointain, nous avons peu 
de récits de vie écrits, par des personnes de condition modeste, et leur 
fiabilité est encore plus critiquée. Nous sommes contraints pour le passé plus 
lointain d'utiliser les méthodes d'analyse de la tradition orale, à travers la 
transmission de certains savoirs, certaines pratiques, coutumes etc… 
Si nous possédons pour ce dernier siècle, de plus en plus de témoignages de 
vie, c'est aussi grâce à une évolution de notre société: nous sommes plus 
instruits, nous vivons plus vieux, dans un état de semi-loisir qui nous permet 
ce travail de remémoration. Nous disposons d'outils commodes, les magnétophones, 
pour enregistrer la parole, et nous pouvons filmer le conteur et les vestiges 
dont il parle. Nous sommes aussi inquiets de la rapidité des changements de 
notre société. 
Les récits de mémoire possèdent des caractères spécifiques: ils apportent 
un plaisir: celui de la "reconnaissance" pour les contemporains mais 
aussi pour leurs descendants. On "se reconnaît" dans les récits de vie. Ils 
redonnent vie au passé, ce qu'un discours d'historien ne réussit pas toujours, 
d'autant plus que ce n'est pas son objectif. Nous pourrions dire qu'ils sont 
"la chair" d'un discours d'historien. 
Les récits de mémoire apportent aux historiens des traces du passé et 
des pistes à explorer. Par la multiplication des récits, ils peuvent 
révéler les faits marquants d'une génération, et les controverses qui les 
entourent. 
Les détails fournis pas le vécu remémoré apportent une compréhension plus 
fine des évolutions. Dans l'histoire du travail industriel, le témoignage de 
ceux qui ont vécu les adaptations techniques, permet de les comprendre dans leur 
complexité. 
Les récits de vie contredisent ou nuancent la version écrite par les 
médias au moment des faits: faut-il vous rappeler ce que les journaux 
écrivaient, ce qui se disait sur les chantiers pour justifier leur fermeture? On 
peut en dire autant des divergences entre les rapports officiels de l'armée et 
les lettres saisies par la censure de la même armée pendant la guerre 14-18, ou 
les carnets de notes de certains soldats. Les récits de mémoire contribuent donc 
à la critique nécessaire des interprétations des faits. 
Il arrive que celui qui raconte cherche lui même à attester ses dires: il 
dévoile alors ses incertitudes, ses sources, ses références. Dans ce cas, il va 
au-devant du travail de l'historien, pour lui permettre de vérifier ses dires. 
Ces récits de vie sont donc très précieux: ils parlent à certains de leurs 
ascendants, fournissent des traces significatives, apportent des détails du vécu 
des hommes, des émotions, du sensible dans le froid discours de l'historien, ils 
permettent une meilleure compréhension des faits, et ils contribuent à la 
critique de leurs interprétations. Et le vrai travail de l'historien 
commence après cette production. 
c) En effet, le travail de l'historien comporte des exigences et des 
contraintes: 
L'historien est en quête d'une "Vérité" sur le passé. Tout au moins c'est ce 
qu'un lecteur attend d'un texte d'historien. 
• Or de fait, tout travail d'historien procède de la mémoire. Mémoire 
organisée par le pouvoir, mémoires écrites par des personnalités, des 
fonctionnaires, mémoire rapportée par les témoins professionnels que sont les 
journalistes et agents des médias, mémoire collectée par un travail de mémoire 
des citoyens. Ses premières difficultés proviennent justement de la qualité de 
ces mémoires. 
Le mémorialiste se veut sincère, fidèle aux faits, mais il maîtrise d'autant 
mieux la rhétorique et la manipulation qu'il a été instruit et puissant. 
Et l'historien doit aussi tenir compte de la part de l'oubli, de 
l'omission, de la mémoire empêchée. La mémoire peut rester enfouie pour des 
motivations politiques, sociales ou personnelles: Combien a t il fallu de temps 
pour que des récits de témoins nous parlent des événements de Sétif, en 1945? et 
en a t-on pour ceux de Madagascar en 3/1947? Possède t-on de nombreux récits de 
vie de femmes? Certains récits de mémoire naissent justement d'initiatives 
citoyennes pour lutter contre l'oubli, dans un souci d'équité, mais des mines 
d'information sont disparues avec des survivants muets. 
• En une autre étape, l'historien part à la recherche de preuves 
documentaires: des textes officiels, des contrats, des vestiges. Il élabore 
lui même des documents à partir de données d'Etat-Civil, de registres 
économiques. Mais la preuve peut encore être sujette à caution. Elle est fiable, 
mais n'est pas de la même nature que les preuves d'une science expérimentale ou 
d'observation. 
C'est pourquoi on peut considérer que le pacte de vérité ne peut être tenu 
que jusqu'à un certain point, mais toutefois l'historien s'efforce de trouver un 
chemin vers elle. C'est à ce titre qu'il est crédible, mais non infaillible. 
Il élabore un texte pour apporter à un lecteur une représentation du passé 
qui se rapproche le plus possible d'une vérité plausible. Pour cela il a 
enquêté, suivi des pistes, trouvé des traces, recherché des preuves. 
• Et son travail ne se limite pas à un récit du passé. Il cherche à 
l'expliquer, à lui donner un sens. Pour ce faire, il se pose des questions 
sur un sujet. Il cherche à donner du sens aux faits en expliquant leur 
"pourquoi" autant que leur "comment", en décelant leurs spécificités là ou 
ailleurs. Il exprime des interrelations, des influences, des liens. Il élargit 
le champ des faits pour les replacer dans un contexte ouvert et plus universel. 
Il nous aide à comprendre que nous sommes intégrés, actifs ou passifs, dans des 
processus collectifs qui nous dépassent individuellement. L'histoire du temps 
présent, discipline relativement récente, nous aide à percevoir les processus 
contemporains. 
• Prenons l'exemple de l'histoire des chantiers: 
A partir d'un catalogue chronologique des faits qui ont marqué cette 
entreprise, l'historien peut chercher les périodes les plus significatives de 
son évolution: sa naissance, son apogée, son déclin, sa mort. Son apogée se 
situe avant la guerre 14-18. Pour comprendre les conditions de cet apogée, on 
peut par cercles concentriques observer l'environnement ou le fameux contexte: 
l'entreprise proprement dite, les hommes qui la composent, la dirigent et la 
font prospérer, son emprise matérielle et humaine dans un lieu qui a du lui être 
propice, puis ses partenaires techniques et commerciaux, politiques, 
l'environnement plus général des progrès de la 2° révolution industrielle, et 
aussi le contexte de la vie internationale qui a poussé les états à développer 
leur marine de guerre et de commerce. 
•Dans cette quête, que nous apportent les récits de mémoire? Ils sont 
souvent indirects, quand ils sont les souvenirs rapportés par des pères ou des 
grands-pères. Les souvenirs de la vie des ouvriers rappelleront sûrement la 
dureté des conditions de travail, le poids de l'effort physique, les accidents, 
les souvenirs de mouvements sociaux, et peut-être quelques détails de la vie 
quotidienne: les récréations, les bons tours joués au contremaître ou au 
contraire les relations tendues dans l'atelier. S'ils sont fournis par les 
dirigeants, nous aurons un autre point de vue. Ils apportent tous des 
éléments de vie, épurés par le travail de la mémoire et une confrontation 
avec le présent. Ils apporteront des éléments de narration, pour rendre le récit 
historique plus lisible, plus agréable à lire. 
L'attitude complexe et exigeante de l'historien d'aujourd'hui ne fait certes 
pas de l'Histoire une science exacte. Mais elle est l'aboutissement d'une 
évolution, sur laquelle les historiens discutent au cours de nombreux colloques: 
2000 a été l'année d'un colloque international des historiens à Oslo, l'occasion 
d'une université d'été à Toulouse, au cours desquels ont été débattues à nouveau 
les relations entre mémoire et histoire. 
Je voudrais à présent replacer dans un contexte plus général et mondial, d'où 
viennent ces pratiques de travail de mémoire et comment elles s'intègrent au 
travail des historiens d'aujourd'hui. M. Joutard en avait fait l'historique dans 
un article de la revue l'Histoire, il y a 20 ans déjà! 
3/ Quelle place tiennent les travaux de mémoire dans le 
renouvellement des pratiques historiennes? 
a) La tradition orale de l'Histoire est attestée par la mythologie 
antique: Clio est une des 9 muses, enfantées par Zeus et Mémoire, Mnémosyne, 
pour être, selon la Théogonie d'Hésiode, "l'oubli des maux et la trêve des 
soucis" Le document oral a été le plus vieux document utilisé par nos plus vieux 
historiens comme Hérodote ou Thucydide qui avaient déjà pressenti la diversité 
des témoignages avec un esprit critique. 
L'époque dite moderne, au XVI° siècle est celle du texte imprimé. C'est aussi 
celle de la création d'États très organisés et de plus en plus bureaucratiques 
en Europe. Depuis cette époque, le document oral a été discrédité, jusqu'à 
devenir un résidu folklorique indigne d'intérêt à la fin du XIX° siècle. À 
la fin du XIX°, dans le grand élan scientiste, de foi dans les sciences, 
l'Histoire a voulu elle aussi devenir scientifique, ne s'appuyant 
rationnellement que sur des documents écrits. Il fallait lutter contre 
l'obscurantisme des légendes, des superstitions. L'Histoire développée et 
enseignée à cette époque est une histoire consensuelle, nationale, politique, 
raciste, qui fait la part belle à des héros et des personnages quasi 
stéréotypés. Son maître en est Lavisse. Cette histoire est au service de l'État 
républicain, nationaliste, conquérant et colonisateur. 
• Cependant, à la fin du XIX° siècle, les Européens et les Américains sont 
confrontés à des sociétés de tradition orale qui suscitent la curiosité d'une 
minorité d'anthropologues, d'ethnologues, qui engagent un travail de mémoire sur 
des sociétés appelées sauvages ou primitives; ces sociétés sont confrontées à la 
guerre, à la colonisation, à la destructuration de leurs traditions, et même 
menacées d'extinction (les Indiens d'Amérique). Ces nouvelles sciences humaines 
sont à part et n'intéressent pas encore les historiens. 
b) le renouveau de l'histoire orale provient des États-Unis dans les 
années 30 
C'est des États-Unis que nous sont venues les premières pratiques 
contemporaines du travail de mémoire méthodique sur une mémoire difficile, celle 
des anciens esclaves noirs et des petits blancs du Sud des EU. C'était en 
1934-35. L'entreprise était à l'initiative d'un universitaire, Allan 
Nevin, soutenue par l'État qui voulait aider des agriculteurs sinistrés par la 
crise de 29. 
En 1949, c'est le début des magnétophones et la multiplication des 
centres d'archives de mémoire, qui collationnent des milliers d'interviews. 
Le développement de ces centres de mémoire s'oriente vers l'expression des 
mémoires dites difficiles, des mémoires des gens du peuple, des minorités, 
des persécutés. 
Puis cette pratique a gagné les pays anglo-saxons, au début des années 70, où 
elle a pris un caractère nettement engagé en faveur des travailleurs. Les 
travaux de mémoire sont initiés par des associations d'histoire locale, par des 
syndicats, qui œuvrent pour enregistrer une mémoire ouvrière. 
En France, on accuse un certain retard pour la collecte de mémoires. 
Cependant Jacques Ozouf a produit un premier ouvrage d'historien fondé sur des 
témoignages, en 1967: "les instituteurs d'avant 1914". Mais c'est seulement à 
partir de 1975 que se produit le décollage de l'activité. Des archives orales 
sont aussi constituées en vue de produire des mémoires ouvrières, alors qu'on 
est déjà entré depuis les années 60 dans une restructuration qui remet en cause 
les bases industrielles de régions entières, et qu'on prend conscience en 1975 
de l'entrée dans une nouvelle époque économique, qu'on appelle "crise" à ce 
moment là, mais qu'on appellera plus tard "mondialisation". 
Les Historiens eux-mêmes vivent depuis des décennies dans un contexte de 
remise en cause de leurs savoirs et de leurs pratiques. Ils remettent en cause 
depuis l'École des Annales (années 20), l'histoire officiellement enseignée, 
héritée de Lavisse. Ils aspirent à une histoire plus globale, tenant compte des 
rapports de forces économiques, des oubliés traditionnels de l'histoire, des 
mentalités, des courants de pensée. Ils souhaitent tirer profit des sciences 
humaines voisines: la sociologie, l'anthropologie historique. Certains 
s'engagent avec des linguistes, des ethnologues dans l'étude de la tradition 
orale de tout ce qui se transmet sans l'écrit, sans les institutions. C'est un 
éclatement des champs de l'Histoire. 
Et les historiens s'investissent avec un fort esprit critique dans l'usage 
des documents oraux. 
c) la nécessité d'une méthode 
Comment utiliser les récits et témoignages de la mémoire individuelle pour 
écrire l'Histoire? Cela dépend d'abord de leur collecte. Le caractère 
foncièrement nouveau de l'histoire orale est qu'elle crée des documents 
artificiellement. 
Les historiens qui s'investissent les premiers dans le travail de 
constitution de documents oraux, s'imposent tout de suite 2 principes de 
méthode: 
- le passage obligatoire à la transcription, avec correct° par les 
personnes interrogées. 
- la séparation entre la constitution d'archives orales et leur traitement 
historique. Les archives orales constituent une banque de données à la 
disposition des chercheurs. 
La production qui leur semble possible est celle d'un recueil d'interviews 
corrigées, avec des écrits et des photos à l'appui. M. Martinenq à la Seyne, 
l'a réalisé pour des récits sur la guerre 39-45. 
Il faut y adjoindre un index des personnes et des noms propres. 
On peut préfacer un tel ouvrage en montrant son intérêt. Ces ouvrages 
d'Histoire orale sont des auxiliaires pour les chercheurs. 
• Comme la mémoire d'une personne est sélective, elle doit être confrontée à 
d'autres, pour relever des contradictions qui peuvent être significatives. D'où 
la nécessité de multiplier les interviews et témoignages. 
De plus une même personne doit être interrogée par plusieurs enquêteurs de 
type différent, devant lesquelles elle ne fera peut-être pas le même récit. On 
ne dit pas la même chose entre hommes qu'entre un homme et une femme, par 
exemple. La collecte de documents oraux doit donc se faire dans le cadre 
d'une équipe. 
• L'historien doit s'astreindre à la critique sur le texte de l'entretien, 
mais aussi sur les procédures pour l'obtenir. 
Il doit noter les questions posées scrupuleusement 
  - 
  
    - 
    
      - 
      
décrire la méthode utilisée 
      - 
      
et rendre lisibles les motivations de l'enquêteur et du témoin. 
      
  
 
  - 
  
L'informateur ne dit pas tout. Il faut si possible repérer les lacunes. 
  
  
• De plus à l'intérieur du discours de l'interviewé, il doit 
repérer les influences: les stéréotypes véhiculés par les médias, ou un 
discours syndical, ou les pseudosouvenirs reconstruits collectivement . 
•Le passage à la transcription écrite est redoutable: on y effectue 
des choix. Qui dit sélection, dit interprétation. 
Il y a aussi l'influence de l'écriture: le choix des mots, la fidélité au 
langage du témoin, ou l'assimilation à son propre langage? Et la mise en ordre 
du récit? et la banalisation des émotions par une écriture non esthétique? 
Il y a lieu de réfléchir sur les principes de la transcription à 
adopter, de les dire et de s'y tenir. 
* La collection de documents d'archives orales doit encore être 
archivée, c'est à dire, classée et codée de telle manière qu'on puisse y 
puiser pour tel ou tel centre d'intérêt: récit de militant syndicaliste, à tel 
endroit, à telle époque, habitant tel quartier, par exemple. 
• Le traitement de ces archives orales peut être alors intégré avec d'autres 
documents à une recherche historienne sur un sujet donné, une problématique. Ils 
constituent alors une source d'informations dont on a dit plus haut l'intérêt. 
En conclusion, les travaux de mémoire qui sont menés depuis des années 
à la Seyne peuvent constituer un fond d'archives orales à utiliser dans le cadre 
de travaux d'historien. Ils doivent passer par la redoutable transcription 
écrite et au crible d'une critique pour bénéficier du titre de "documents 
d'archives orales". Nous avons vu combien ces documents, comme d'autres 
écrits, ne sont pas d'une fiabilité certaine, mais ils apportent des 
informations précieuses pour les historiens. Ils ont aussi le mérite de faire 
participer des citoyens à la rédaction de leur histoire. Et je vous invite à 
méditer sur cette jolie citation de M. Ricœur, philosophe: 
"A l'histoire revient le pouvoir d'élargir le regard dans l'espace et dans 
le temps, la force de la critique dans l'ordre du témoignage, de 
l'explication et de la compréhension, la maîtrise rhétorique du texte, et plus 
que tout l'exercice de l'équité à l'égard des revendications concurrentes des 
mémoires blessées et parfois aveugles au malheur des autres."